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maussade, silencieux, déjà fatigué de musique. Des grenadiers formaient la haie sur son passage, et les curieux, refoulés au loin, ne pouvaient qu’entrevoir la forme chétive et courbée d’un homme qui s’avançait à pas rapides. Enveloppé ainsi de sabres et de baïonnettes, le Consul suivait, à gauche, le couloir du rez-de-chaussée, pour pénétrer enfin dans l’antichambre de la baignoire numéro 1. Cette pièce avait été aménagée comme un décor de mélodrame : on y trouvait un escalier secret conduisant à l’étage supérieur, et qui permettait à Bonaparte de gagner sans être aperçu sa loge officielle. Dès qu’il était monté, la baignoire se transformait en corps de garde : des officiers de la gendarmerie d’élite s’installaient dans les fauteuils, tandis que dans le vestibule, autour d’un poêle allumé, les chasseurs, sommeillant ou jouant à la drogue, attendaient la fin du spectacle...

Au premier étage, la loge consulaire était tout aussi bien gardée : des factionnaires stationnaient devant la porte, et deux cordons de soldats en défendaient les approches. Très vaste, pouvant contenir jusqu’à seize places, recevant, d’ailleurs, maints invités de choix, cette loge était, — nous l’avons dit, — située entre deux colonnes. Or, le décorateur en avait, à la base, évidé les cannelures pour pratiquer une sorte de judas. C’était là, derrière cet observatoire, que Bonaparte s’asseyait d’habitude, voulant voir, mais sans être vu, s’ennuyant, mais sachant écourter son ennui. Venu tard, il s’en allait tôt, — impatient de rentrer aux Tuileries, d’y retrouver le religieux silence de son cabinet, la sainte ivresse de son labeur... Un tel excès de précautions faisait sourire les Parisiens, tout en les intriguant. Pourquoi donc, aujourd’hui, pareille ostentation de craintes, si farouche étalage de terreurs, chez un soldat, naguère insensible au danger, l’homme de Lodi, d’Arcole et de Jaffa ? Ils ne savaient qu’imaginer, et beaucoup, — non sans raison, peut-être, — croyaient à une comédie, destinée à émouvoir le populaire... « France, semblait ainsi vouloir dire Bonaparte, apprends qu’à cause de toi, d’incessans périls menacent ton sauveur, ton héros, ton ami ! »


Depuis longtemps déjà, la représentation de Sémiramis était commencée ; le rideau venait de se relever sur le décor du second acte : dans son palais babylonien la veuve du grand