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affrontés caressant une lyre. Les étrangers de passage à Paris admiraient l’ampleur, l’apparat, l’éclairage du spacieux hémicycle ; même l’enthousiaste John Carr, en décrivant le lustre aux fumeux quinquets, l’a comparé à un soleil : « Il resplendit ! Lorsqu’il verse son feu sur les spectateurs, l’effet en est céleste !...» Au milieu de pareilles magnificences, la loge du Premier Consul s’ouvrait, toute rutilante. Deux portières la décoraient, de velours cramoisi avec embrasses, franges et crépines brochées d’or, tandis que des draperies ondulaient, écarlates, autour de son balcon. Tendue de rouge, étincelante de glaces, elle était située entre deux colonnes, presque en face de la scène, un peu à gauche de l’amphithéâtre. De l’or partout, partout de la pourpre ; déjà la loge d’un empereur et d’un roi !... Bonaparte pourtant n’y faisait que d’assez rares apparitions ; mais ces soirs-là. César ressemblait beaucoup trop à Tibère....


Les précautions qu’il prenait alors, bizarres et menaçantes, semblaient être inventions de tyran épeuré. A voir ce magistrat d’une République française mettre en réquisition, pour se rendre au théâtre, fantassins, cavaliers, gendarmes, agens de police, on eût dit plutôt d’un despote impérial quittant avec effroi l’abri de son palais. Chaque fois que Bonaparte devait aller à l’Opéra, la rue Neuve-Lepelletier était, dès sept heures du soir, interdite aux passans. Là, derrière un double barrage de gendarmes d’élite, les poignards, les coups de pistolet, les charrettes à machine infernale, n’étaient pas à redouter : le commissaire Comminges veillait, flanqué de nombreux inspecteurs, et ils avaient l’œil clairvoyant, la poigne vigoureuse. Jamais, du reste, on ne pouvait savoir à quel moment précis arriverait le Premier Consul : l’exactitude ne fut jamais une de ses politesses, et bien souvent on l’avait attendu sans qu’il eût trouvé bon de se déranger. Mais s’il daignait subir le gros ennui de l’Opéra, sa voiture le déposait toujours devant la porte prohibée. Alors se jouait une comédie, pantomime étrange et sinistre, à la mise en scène pittoresque, aux effets terrifians...

A peine les hauts laquais à livrée vert et or avaient-ils abaissé le marchepied de la calèche qu’aussitôt quinze chasseurs de l’escorte descendaient de cheval pour protéger leur cher « petit Tondu. » Encadré par ces vieilles moustaches, précédé et suivi d’aides de camp, Bonaparte entrait dans le théâtre,