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III. — ABDALLAH MENOU

Depuis quelques jours, les garçons boutiquiers de la rue Céruti et cette nombreuse valetaille, — laquais, chambrières, heiduques, chasseurs, — qui pullulaient dans les somptueuses maisons d’un quartier à la mode, étaient en liesse et s’émerveillaient. Ils se croyaient à la Courtille, un soir de mascarade. Postés sous les fenêtres d’une auberge en renom, l’élégant Hôtel de l’Empire, ces curieux et ces « gobe-mouches » échangeaient des lazzis, se contaient des calembredaines. Un spectacle les attirait, parade assurément joyeuse : l’hôtellerie parisienne recelait une princesse des Mille et une Nuits ! Dans sa cour ou devant sa porte, on pouvait reluquer des négrillons nubiens, aux clinquans oripeaux, à la mine ahurie, et leur falote tournure divertissait Lisette, faisait bouffonner Frontin. Mais le pacha, maître et seigneur de ces gens à tarbouch, le sérasker Abdallah Jakoub était, ainsi que sa famille, curiosité plus rare encore...

Ghiaour devenu musulman, aucunement circoncis, il est vrai, mais ayant à l’appel des muezzins adoré l’Allah du Prophète, — ce croyant au « Dieu qui est Dieu » s’appelait, de son nom d’infidèle, le citoyen Menou, général de la République. Il arrivait d’Egypte, amenant à Paris une funambulesque smala. Sa femme, gentille Mauresque, achetée dans un hammamât de Rosette, et fille d’un maître de bains, amasseur de bakchichs, avait conservé la toilette en usage au harem maternel. Madame la générale portait encore les culottes bouffantes, la veste soutachée d’or, le voile rabattu, coupé par une œillère. Des enfans, progéniture bistrée, étaient nés de cette étrange union, et Sidi Abdallah leur père avait choisi pour gouvernante une esclave, négresse du Soudan. Aussi, l’amusant étalage de cette turquerie ébahissait la badaudaille qui demandait, goguenarde, à voir la mystérieuse sultane du trop naïf mamamouchi.

Il était pourtant peu naïf, cet Abdallah Menou, enfanté à Boussay-lès-Preuilly, au pays rabelaisien de Touraine. Roué de l’ancien régime, mais transmué en un malin de la République, il avait de la naissance ; baron très authentique, naguère député de la Noblesse aux États généraux, et maréchal de camp dans les armées du Roi. La grande Faucheuse, toutefois, s’était montrée accorte avec l’impur aristocrate, car elle ne lui avait « raccourci »