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espionner la vie du grand maître de l’espionnage, lancer à ses trousses un mouchard qu’il ne connaissait pas, servir à ce menteur un plus menteur que lui, sembla encore à Bonaparte une ingénieuse machination : il avait donc pris Dossonville à l’essai… Glorieux d’un pareil rôle, l’« observateur » s’était mis en besogne. Il avait recruté une remuante cohorte d’auxiliaires, d’amateurs faméliques : ci-devant marquis, croupiers de maison de jeu, ex-comtesses tombées dans la galanterie, prêtres sans presbytère et devenus escrocs, — royalistes de choix que secondaient d’ailleurs des jacobins d’élite. Et tout en fréquentant le Salon des Arcades, le zélé citoyen travaillait à rage. Inlassable épistolier, il prodiguait sans fatigue sa prose délatrice ; conseils, avis, dénonciations allaient s’entasser, chaque matin, dans les cartons verts de Davout : deux cents rapports en quatre mois !…

Cette ferveur de néophyte commençait, toutefois, à s’attiédir. Dossonville avait espéré beaucoup plus qu’il ne recevait, et la faveur de Bonaparte se faisait trop attendre. Il devinait du reste que ses brillans rapports agrémentés d’histoire, de politique et de philosophie, étaient jalousement étouffés par Davout. Sa gloriole en souffrait. Maintenant, dans l’horizon borné de son modeste logis, l’infortuné se sentait mal à l’aise. Ne recevant du Palais consulaire que d’assez rares gratifications, l’agent double éprouvait déjà une fâcheuse disette d’argent ; ses amateurs lui coûtaient cher, et le banquier Minto ménageait ses largesses. D’âpres concupiscences faisaient, de plus, souffrir ce besogneux. Très infatué de son mérite, il caressait les longs espoirs et les vastes pensées ; d’absurdes convoitises, de folles visions hantaient cette ambitieuse cervelle : habit de conseiller d’État, uniforme de préfet de police, voire hôtel de ministre !… Et pourquoi non ? se disait-il. Le préfet Dubois, jadis vulgaire chicaneau au Châtelet, le ministre Fouché, autrefois petit pion chez les Oratoriens, avaient-ils plus de sang, de naissance, de noblesse que Jean-Baptiste Dossonville ? Et quant au génie… La correspondance de ce personnage est un bien curieux document de psychologie policière. Jamais la vanité humaine ne s’étala aussi naïve qu’en les pédantes délations fignolées par ce fourbe, et jamais barigel ou inquisiteur de la foi ne crut plus candidement avoir, par son astuce, bien mérité de son prince, de son Dieu.


Tel était le grand homme de police à qui La Chevardière