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maintenant s’acharner contre Rousseau avec une animosité implacable, interprétant contre lui tous ses actes et toutes ses paroles : comme si les rédacteurs de l’Encyclopédie lui avaient légué, tout ensemble, leurs sentimens et leurs procédés de polémique à l’égard du citoyen de Genève.

Mais ce parti pris d’hostilité n’empêche pas son étude sur Rousseau en Angleterre de contenir quelques documens tout à fait précieux, dont j’espère pouvoir parler à loisir une prochaine fois, et parmi lesquels je crois bien, du reste, que le plus précieux est encore la reproduction d’un portrait inédit de Jean-Jacques, peint, en 1766, par Wright de Derby. Un compatriote de M. Churton Collins, le célèbre homme d’État et historien M. John Morley, ayant été admis précédemment à étudier ce portrait, déclarait l’avoir trouvé « presque aussi expressif et pathétique, dans son réalisme, que quelques-uns de ces trous noirs qui, par instans, s’ouvrent devant le lecteur des Confessions. » Et, certes, on ne saurait imaginer un portrait plus « réaliste, » plus différent de l’image idéalisée de Rousseau que nous a transmise l’enthousiasme « philosophique » du pastelliste Latour ; et, certes, l’expression qui s’en dégage n’est pas moins imprévue et saisissante, pour nous, que les traits qu’il nous révèle : mais, autant qu’on en peut juger par une reproduction, il n’y a rien, dans ce portrait, qui soit pour nous inquiéter sur le fond de l’âme du modèle, à la manière des « trous noirs » qui inquiètent M. Morley dans les Confessions. Nous y découvrons seulement un homme semblable à nous, — au lieu de l’impassible rêveur inventé par Latour, — et un homme que la vie a durement éprouvé, au point que nous frémissons de songer à l’affreuse désolation qui va nous apparaître dans son regard, tout à l’heure, lorsque ses yeux baissés se relèveront vers nous. Ces plis creusés dans les chairs, ces orbites enfoncés, ce retrait de la lèvre inférieure, ce geste de la main appuyée contre le cou, comme pour y retenir un sanglot, tout cela nous est infiniment « pathétique : » mais sans que nulle répugnance vienne se mêler à notre compassion. et M. Collins a beau nous affirmer, à son tour, que le portrait de Wright représente « un égoïste morbide, hystérique, et sentimental, ou même quelque chose de pire encore, — une illustration lamentable de l’acolaste aristotélicien : » le fait est que personne, ayant vu ce portrait, ne pourra se défendre d’un mouvement d’indulgente et affectueuse pi(ié pour un être qui a souffert autant que celui-là.


T. DE WYZEWA.