Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 45.djvu/465

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ceux-ci soupçonnaient depuis longtemps Voltaire de jouer un double jeu, ou, en d’autres termes, d’avoir formé une alliance secrète avec le parti de la Cour, et de travailler à les espionner ; et leur soupçon ne tarda pas à être confirmé. En février 1727, fut publiée la troisième lettre d’une série où le caractère et la politique de Walpole étaient traités avec une extrême rigueur. La lettre, d’un ton très énergique et d’un art très habile, avait produit un effet considérable, et les amis de Walpole souhaitaient vivement d’en découvrir l’auteur. Or, pendant que cette lettre constituait encore le sujet de tous les entretiens, Voltaire vint à Twickenham, et demanda à Pope s’il ne savait point par qui elle avait été écrite. Pope, flairant son intention secrète, et voulant l’éprouver, lui avoua, sous la confidence la plus stricte, que c’était lui-même qui en était l’auteur. « Mais, ajouta-t-il, je me fie à votre honneur d’honnête homme, monsieur Voltaire, et vous prie de ne communiquer ce secret à âme qui vive ! » En réalité, la lettre avait été écrite par Bolingbroke, et ne portait pas la moindre trace du style de Pope : mais, dès le lendemain, tout le monde, à la Cour, en parlait comme d’une œuvre de Pope ; et ainsi la trahison de Voltaire s’est trouvée mise au jour.


Une autre anecdote, également racontée par Owen Ruffhead, contribue encore à nous faire comprendre les motifs de la mauvaise impression produite par Voltaire, en fin de compte, sur ces lettrés anglais dont il n’a jamais cessé, toute sa vie, d’exalter le talent et le caractère. Dans une des premières visites qu’il a faites à Pope, la mère de celui-ci, vieille dame catholique très pieuse, et pleine de respect pour les « convenances, » ayant retenu à dîner le visiteur de son fils, lui a poliment exprimé sa surprise et son regret du manque d’appétit qu’il faisait voir. Sur quoi Voltaire « lui a expliqué qu’une certaine maladie, prise naguère en Italie, avait à jamais ruiné sa santé ; et la manière dont il lui a donné cette explication a été si grossière et indélicate que la pauvre dame a dû se lever de table, sans attendre la fin du repas. »

Mais le poète anglais, de son propre aveu, n’en a pas moins continué, après cette aventure comme après celle qu’on a lue plus haut, à accepter les visites et les hommages de son confrère français ; et M. Churton Collins nous apprend que Voltaire, durant tout son séjour, a peut-être manifesté plus d’empressement à rechercher la connaissance des hommes de lettres que celle même des agens politiques et des grands seigneurs. Ni les démarches ni les complimens ne lui ont coûté pour se lier avec Swift, dont l’amer et féroce génie n’a pu manquer d’exercer sur lui une action très profonde, avec les poètes Gay, Young, et Congreve, avec les métaphysiciens Clarke et Berkeley, avec le théologien Woolston, dont les Six Discours sur les miracles du Christ