Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 45.djvu/374

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entreprise par Léopold n’était pas le rêve d’un esprit chimérique et que les considérations philanthropiques et humanitaires invoquées au début cachaient un but essentiellement pratique.

Cependant les premières années furent difficiles. Malgré les avances faites par la Belgique, malgré les largesses du Roi, qui versait tous les ans un million de sa poche, la dépense excédait de beaucoup les recettes. La conférence de Berlin avait imposé une condition très dure à l’Etat indépendant en stipulant que les marchandises importées au Congo resteraient affranchies de droits d’entrée pendant vingt ans au moins. Aussi, en 1890, les signataires de l’Acte général se trouvant réunis à Bruxelles, le Roi en profita pour faire réviser cet article ; il allégua « les dépenses nécessitées par la répression de la traite, » et se fit autoriser à établir des droits d’entrée ne pouvant excéder 10 pour 100 (seuls les spiritueux acquittent un droit plus élevé). Cette nouvelle ressource fut bientôt reconnue insuffisante : c’est alors que, suivant le conseil du capitaine Coquilhat, — mort depuis, vice-gouverneur du Congo, — Léopold modifia complètement la politique économique suivie jusqu’alors et qui consistait à favoriser de son mieux l’initiative privée. Sans doute une ordonnance du 1er juillet 1885 avait mis toutes les terres vacantes dans les mains de l’Etat, c’est-à-dire du Roi, mais en fait, celui-ci respectait les droits des noirs et laissait les particuliers trafiquer des produits récoltés par les indigènes.

Durant cette première période s’étaient fondées plusieurs sociétés (le « groupe de la rue Bréderode ») devenues très florissantes sous la direction du colonel Thys. Tout à coup, le 21 septembre 1891, un décret, que le public connut plus tard, car il ne fut pas inséré au Bulletin Officiel, ordonna aux agens de certains districts de « prendre les mesures urgentes et nécessaires pour conserver à la disposition de l’Etat les fruits domaniaux, notamment l’ivoire et le caoutchouc. » Il fut décidé, en outre, que « les commerçans qui achèteraient ces produits aux indigènes se rendraient coupables de recel et seraient dénoncés aux autorités judiciaires. » On se doute du tolle que provoqua une telle mesure. C’était un arrêt de mort pour les compagnies qu’on avait paru encourager jusqu’alors ; le colonel Thys, qui était officier d’ordonnance du Roi des Belges, mais, en même temps, administrateur de ces sociétés, entra dès lors en lutte ouverte avec le souverain de l’Etat indépendant et, rappelant les