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avis de janvier : « C’est trop tôt, me dit-il, nous avons fait beaucoup ; l’essentiel est assuré ; tout est loin cependant d’être terminé, et votre attention ne doit pas encore se détourner des affaires intérieures. Attendons, le temps n’est pas venu de sortir, à l’extérieur, de l’abstention à laquelle nous nous astreignons partout, et d’adopter une politique active bien définie. » Je me décidai donc à rester à la Justice. Plusieurs regrettèrent ma résolution à ce moment même. Quelques diplomates, lord Lyons notamment, m’avaient fort engagé à ne pas quitter le quai d’Orsay : « Vous avez en quelques semaines expédié les affaires avec une rapidité à laquelle nous ne sommes pas habitués ; je ne veux pas vous humilier, ce n’est guère qu’en Turquie qu’elles traînent plus que chez vous. » La Valette m’écrivait de Londres : « Je ne vous cacherai pas qu’on est ici très désappointé. On se croyait sûr de vous garder aux Affaires étrangères. Lord Clarendon s’en est expliqué ce matin avec moi dans les termes les plus sympathiques et les plus aimables pour vous. »

Je cherchai dans la carrière un diplomate qui tiendrait la place, tant que durerait notre période d’effacement, et qui me la rendrait au moment opportun, moyennant une compensation égale à ses mérites. Je m’adressai d’abord à La Tour d’Auvergne. Il refusa pour des raisons de santé. Le hasard me mit en relations avec le duc de Gramont. On a souvent présenté son entrée aux affaires comme la préméditation d’un revirement de notre politique dans le sens belliqueux : il nous aurait été imposé par l’Empereur et par Rouher en vue de fausser notre programme primitif et de nous entraîner insensiblement à la guerre. En réalité, rien de plus imprévu que notre rapprochement. Gramont, ami de Drouyn de Lhuys et de sa politique, n’avait aucune relation avec Rouher. Il était en ce moment en congé. Je le rencontrai chez le prince Napoléon avec qui il était lié. Il vint me voir. Je le trouvai séduisant, éclairé, instructif. A propos du mémorandum de Salzbourg, il me montra sa dépêche de 1866 : il me parut alors perspicace et décidé, et cela m’inspira spontanément l’idée, que personne ne me suggéra, de lui offrir le ministère. J’en parlai à l’Empereur. Il me marqua du goût pour le duc : « C’est un galant homme. » Mais il m’objecta qu’il ne correspondait pas aux exigences du moment ; qu’il n’était ni député, ni sénateur et que, dans les Chambres, on ne serait pas content. Je répondis que ces inconvéniens me semblaient plus