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bandes de l’argent, des hommes, des armes, des asiles. » Et l’Europe parle à Sofia, à Belgrade et à Athènes, et les trois gouvernemens répondent que les bandes sont autonomes, qu’aucun secours, aucun appui ne leur est donné, que c’est la misère des habitans et la tyrannie des Turcs qui en assurent le recrutement. Sofia accuse Athènes, et Athènes Sofia ; et chacun fait semblant de prendre des mesures pour garder les frontières, pour empêcher les armes ou les hommes de passer, de même que les Turcs font semblant de poursuivre les bandes et d’en désirer l’extermination.

Le Sultan, au milieu de toutes ces contradictions et de toutes ces impossibilités, se meut tout à son aise et dispose sa politique ; il sait le secret des impuissances de l’Europe à-lui imposer sa volonté, il en use, il en abuse même, car son habileté, son art supérieur d’opposer les influences les unes aux autres et de neutraliser les unes par les autres les pires hostilités, risque d’aboutir un jour à une grande crise où la parole appartiendrait à la force. C’est ce jeu dangereux qu’Abdul-Hamid a joué durant l’automne dernier. Au projet de réforme judiciaire présenté par la Russie et l’Autriche il répond par la manœuvre habituelle : la réforme, c’est lui-même qui la fera, et, aux propositions des puissances, il riposte par l’exposé de tout un plan. Il va plus loin : il affirme que le programme de Mürzsteg est exécuté et que, maintenant, pour la mise en pratique des réformes, les agens et les officiers européens sont devenus inutiles, que le terme de deux ans, pour lequel leur mandat a été renouvelé en 1906, va venir à échéance et qu’il ne paraît pas opportun de le renouveler, leur mission étant, de sa nature, essentiellement temporaire. Il envoie en Europe Sélim Pacha, son ministre de l’Agriculture, chargé de tenir ce langage. Il va donc falloir, avant d’entamer sérieusement la négociation sur les réformes judiciaires, discuter d’abord la nécessité de maintenir en fonctions le personnel européen des réformes ; on sait, de part et d’autre, que le Sultan cédera et que tout ce débat est de pure forme, uniquement dilatoire, mais la diplomatie a tout un protocole qu’il faut observer. Ainsi apparaît de nouveau l’irréductible contradiction initiale qui pèse sur toute la politique européenne dans l’Empire ottoman, contradiction entre la politique d’intervention et la politique d’intégrité dont on ne sort que par l’échappatoire des réformes.