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Victoire, » il l’avait contraint à capituler ! L’absurde calomnie trouvait alors créance chez beaucoup d’officiers mécontens, et Masséna se gardait bien de la démentir… Donnadieu fit plusieurs voyages à la maison de Rueil : toujours il y trouva un homme aigri, acerbe en ses propos, se gaussant du régime consulaire, irrité contre Bonaparte. Avait-il des idées de révolte ? Préparait-il quelque machination ? L’avisé Masséna ne souffla mot de ses intimes pensées. Au surplus, protecteur indifférent ! Et le solliciteur s’était rabattu sur Augereau…

A Paris, Augereau vivait de tout autre manière ; il se moquait de « dame podagre, » mangeait bien, buvait sec. Dans son appartement de la rue de Grenelle, en face de la pompeuse fontaine de Bouchardon, il offrait de fréquens balthazars, plantureux déjeuners dînatoires, crevailles à douze couverts. Donnadieu ne fut pas convié à de pareils festins (trop petit officier, vraiment ! ) mais il en put apprécier les fumets, car on l’invita quelquefois à « prendre le café. » Au reste, ce magnifique Augereau lui accorda plusieurs audiences. Lui non plus ne ménagea pas ses paroles : il écrirait, apostillerait, recommanderait, — oh ! de grand cœur, — mais il n’irait pas implorer Bonaparte ! Donnadieu remarqua très vite, en cet autre gagneur de victoires, une âpre souffrance d’amour-propre, des appétits non satisfaits de pouvoir et d’argent. En outre, une incommensurable suffisance ! Tout, chez lui, jusqu’aux vignettes de son papier à lettres, disait le mauvais goût de ses vantardises. Il s’était fait représenter debout, au milieu d’un camp, flanqué de hussards, de dragons et de grenadiers, de fusils en faisceaux, de boulets en pyramides, et dominant de la taille une armée rangée en bataille. Trivial, souvent grossier en ses propos, resté sous les chamarrures le galopin de la rue Mouffetard, il dut parler avec irrévérence de Bonaparte : « l’homme, » « notre homme, » « le grand homme des mamelouks, » et railler un trembleur qui voyait partout des poignards, du poison, des machines infernales. « Général Fructidor, » Augereau jalousait le « général Brumaire, » et la douleur de son envie s’exprimait parfois en des termes plaisamment naïfs : « Ah ! si le chariot du 3 Nivôse n’avait pas manqué son affaire, je serais aujourd’hui le premier dans la République !… » Conspirait-il, en ce moment ? La maison de la rue de Grenelle recelait-elle quelque intrigue politique ? Donnadieu aurait voulu deviner un complot. En tout cas, rien à espérer