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de laquais s’étaient montrées sous ses portes cochères, et de gros personnages, robins, traitans, financiers, un président Hénault, un Lenormand d’Étiolles, avaient logé sous les lambris de ses hôtels la majesté de leurs perruques à trois marteaux. Mais, en 1802, ces heureux temps étaient lointains. Le « nouveau riche, » banquier ou fournisseur, préférait les parcs romantiques de la Chaussée-d’Antin aux jardinets poudreux de la division du Mail, et le grand monde ne vivait plus dans un quartier que dédaignait la mode.

Vers le milieu de la morne ruelle, à gauche en venant des boulevards, on remarquait un édifice de très noble tournure. Le style de sa façade, ses cannelures tourmentées, ses feuillages, ses coquilles, tout un décor de prétentieuses rocailles, portaient leur date et disaient l’époque du cardinal Fleury. Il existe encore aujourd’hui ce ménil, contemporain du « saint et doux pasteur des brebis de Fréjus, » mais dégradé de façon lamentable, découronné de sa toiture, gratté, plâtré, déshonoré, et devenu un entrepôt de marchandises où s’agite le commis, où martèle l’emballeur. En l’an X, toutefois ; il avait conservé sa pompeuse élégance ; une cour d’honneur le précédait, une porte monumentale en défendait l’entrée. Solennel comme un monsieur fourré d’hermine, cet hôtel avait longtemps abrité une dynastie de puissans robins, les Messires Masson de Meslay, conseillers du Roy en ses conseils, et présidens à la Chambre des Comptes. Durant plus d’un demi-siècle, ces Catons à mortier avaient, de père en fils, de Lambert en Jérôme, rempli de leur importance la hautaine et fastueuse demeure ; mais, à présent, déchue, avilie, bien encanaillée, la si noble maison n’était plus qu’une pension bourgeoise, garni et gargote à la fois.

Le nouveau maître et seigneur de tant de salons dédorés portait un nom fort connu à la Ville : il s’appelait le citoyen Sergent… Un curieux personnage, cet Antoine-François Sergent, tombé, de nos jours, dans un profond oubli, et qui n’en fut pas moins demi-dieu parmi nos divinités jacobines. Il avait joué un rôle de quelque importance, dès les premiers actes de la Révolution. Né à Chartres, pays pourtant de Vierge merveilleuse, ce philosophe adorateur du Dieu à la Jean-Jacques avait, en sa jeunesse, manié le burin, fait mordre l’eau-forte. Son œuvre était intéressante, sa signature appréciée, et graveur de talent, il eût pu s’acquérir l’enviable réputation d’un Moreau ou d’un Debucourt.