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négligé de nous parler de sa première femme, ou parfois nous en ont affirmé des choses dont les lettres mêmes du mari nous prouvent, désormais, l’inexactitude, — de cette histoire nous avons à nous faire une idée à tâtons, d’après ces seules lettres fréquemment coupées de mystérieuses lacunes, sans pouvoir deviner rien de celles qui leur ont répondu, sans être le moins du monde informés de ce qui a eu lieu durant les intervalles que nous constatons entre elles : nous avons à reconstituer cette histoire aussi malaisément que s’il s’agissait, pour nous, de déchiffrer une dépêche en langage secret, et où la moitié des phrases aurait disparu !

Que si, cependant, nous nous obstinons à vouloir pénétrer la signification cachée du cryptogramme, nous nous apercevons, avec une véritable joie, que cette signification n’est pas aussi fâcheuse pour la mémoire de Richard Wagner que nous aurions pu le craindre, par exemple, en nous fondant sur le silence continu du musicien-poète au sujet de sa première femme, dans le recueil de ses lettres à Mme Wesendonck. A coup sûr nous aurions préféré ne pas savoir que Wagner a chassé d’auprès de lui la compagne fidèle et dévouée de toute sa jeunesse, et surtout ne pas être mis au courant des protestations mensongères et des fausses promesses qu’il a été forcé de lui renouveler, de jour en jour, pendant plusieurs années, pour la tranquilliser et la consoler : mais ses lettres, jusque dans leurs passages les plus déplaisans, nous montrent que lui-même a souffert infiniment des souffrances qu’il se croyait contraint d’infliger à sa victime ; et que longtemps il a fait, pour épargner à celle-ci ou pour lui adoucir ces souffrances, un effort d’autant plus touchant qu’il était fatalement condamné à rester inutile. Et puis aussi, peut-être, ces lettres nous révèlent qu’il a toujours aimé, jusqu’au bout, sa « très bonne Minna, » tout en ne se sentant plus le courage de vivre avec elle, ou du moins lui a toujours gardé un sentiment composite et bizarre, mélangé de remords et de reconnaissance, de compassion et de respect, d’un besoin invétéré de s’ouvrir à elle et d’une vague certitude que personne au monde ne l’aimait plus qu’elle, ne s’intéressait plus à lui, ni, au fond, n’était mieux fait pour l’écouter et pour le comprendre.


Voilà ce qu’il m’a semblé découvrir, sous l’extrême diversité des 269 lettres du recueil nouveau ; mais avec cela je dois avouer que jamais encore, en vérité, je n’ai lu un recueil de lettres aussi extraordinaire, à la fois pour ce qui est de sa forme et de son contenu. Cent pages, deux cents pages se succèdent qui ne sont remplies que de