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l’enseignement. De toutes ses forces, M. Anatole France a tâché d’être l’historien sans prévention qui sait tout comprendre et tout dire ; mais il y avait en lui quelque chose de plus fort que sa bonne volonté : c’était le pli longuement contracté du temps qu’il vivait dans la familiarité de M. Jérôme Coignard, de M. Bergeret et d’autres de ses amis intimes fort peu enclins à admettre le surnaturel. Ce voile philosophique, subtil et brillant, est resté continûment tendu entre l’historien de Jeanne et les faits qu’il nous conte. Il en est résulté un ouvrage étrange où M. France a mis tous les agrémens de son esprit et qui reste quand même aride. Peintre incomparable du décor et du costume, l’écrivain n’a pu atteindre jusqu’à l’âme : elle s’est dérobée à lui. Il a voulu éclairer la « naïve merveille » du XVe siècle, en y projetant toutes les lumières du XXe : en essayant de la faire moins merveilleuse, il ne l’a pas rendue plus intelligible. « Certains, dit-il quelque part, s’apercevaient que Jeanne n’était pas une femme différente des autres ; mais c’étaient des gens qui ne croyaient à rien et ces sortes de gens sont toujours en dehors du sentiment commun. » Ce qu’il importerait en effet de montrer, c’est en quoi Jeanne fut différente des autres ; c’est l’étude que nous avions espérée d’un si pénétrant moraliste ; c’est celle qu’il n’a pas su nous donner. Les visions de la sainteté sont comme les illuminations du génie : elles découvrent et elles créent l’avenir. Tel est ce « sentiment commun » auquel M. France a refusé de se rendre. Son livre est un livre « singulier, » qui, je le crains, n’ajoutera pas à la biographie de Jeanne d’Arc une contribution aussi importante qu’on l’eût souhaité, mais qui est infiniment intéressant en lui-même et pour l’histoire de l’esprit si curieux de M. Anatole France.


RENE DOUMIC.