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Encore est-il juste d’en faire la remarque : détacher ces morceaux c’est leur nuire, aucun d’eux n’ayant été traité pour lui-même, et sans souci de l’ensemble. Au contraire, tout s’enchaîne dans la trame d’un récit continu, toutes les nuances se fondent dans l’harmonie générale. Ajoutez que la fluidité de style particulière à M. Anatole France fait ici merveille et qu’elle est comme une convenance suprême du sujet. Pour nous faire entendre ces voix qui s’éveillent dans la paix de la nature ou se mêlent au son des cloches, pour nous faire « voir » ces voix qui « apparaissent » dans de la lumière, il fallait la magie d’un style immatériel.

Nous ne nous soucions guère de marchander l’éloge à cette Vie de Jeanne d’Arc : nous sommes d’autant plus à l’aise pour présenter nos réserves. Afin de donner au récit une teinte plus exacte encore et pour compléter l’illusion du lecteur, M. France n’hésite pas à introduire ici et là certaines expressions du vieux langage et certaines notes archaïques. Vient-il à parler de saint Denys et de saint Michel, il n’omettra pas de leur donner du monseigneur. Il dira la gratitude des Orléanais à monsieur saint Aignan et à monsieur saint Euverte. Il empruntera aux chroniqueurs telles tournures qu’eux-mêmes avaient retenues des conteurs épiques. « Là tombèrent messire William. Stuart et son frère, les seigneurs de Verduzan, de Châteaubrun, de Rochechouart, Jean Chabot, avec plusieurs autres de grande noblesse et renommée vaillance. Les Anglais, non encore saouls de tuerie, s’éparpillèrent à la poursuite des fuyards. » Cet artifice produit l’effet contraire à celui qu’on aurait pu en attendre. Il nous donne soudain la sensation de la différence des époques. Il nous révèle la présence de l’auteur. Nous ne songions qu’aux personnages du drame : nous apercevons derrière eux M. Anatole France, qui s’efforce d’être naïf et qui n’y réussit pas toujours.

Ce défaut apparaît singulièrement plus grave dans le procédé auquel a eu recours M. France pour nous suggérer l’atmosphère de mysticité où se déroule l’histoire de Jeanne d’Arc. Car le XVe siècle est tout fleuri de légendes de saints ; ces légendes composent pour les âmes simples d’alors toute l’histoire du monde ; elles leur tiennent lieu de science et suffisent aux programmes de l’enseignement dans ces temps religieux ; les détails en sont universellement connus ; on continue de vivre dans la familiarité de ces bienheureux et de ces martyrs ; on les associe aux moindres épisodes de l’existence quotidienne. Il fallait donc en quelque sorte introduire ces êtres merveilleux parmi les personnages réels, à la vie de qui ils ne cessaient d’être