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souhaitent pareillement la fin de ces brigandages. Les gens de guerre qui vivent de la guerre et les courtisans qui s’entendent à tirer parti des malheurs publics, ne trouvent pas que les choses aillent si mal. Il y a des façons de penser et de sentir en commun, esprit de corps ou mentalité collective : M. France en comprend l’importance en histoire. Tour à tour il nous mène de la rue à l’enclos, de la chambre du Conseil à l’assemblée des docteurs, du champ de bataille au tribunal, à la place du supplice ; et chaque fois nous croyons y être avec lui.

Avec le même bonheur qu’il restitue les ensembles, M. France sait peindre les portraits des individus. Pas un des personnages engagés dans le grand drame historique dont il ne dessine, en l’introduisant, la physionomie, et qu’il ne nous présente dans sa double nature physique et morale, avec la complexité de ses passions et de ses intérêts, de ses vertus ou de ses vices. C’est le pauvre petit roi Charles VII, « tout mince, étriqué de corps et d’esprit, fuyant, craintif, défiant, » un pauvre jeune homme timoré, inquiet et doux ; les conseillers, La Trémouille, le premier usurier de France, Regnault de Chartres, avaricieux, sans scrupule, mais intelligent autant qu’ambitieux, et l’ardent frère Richard et ce falot duc d’Orléans, dont on dirait que l’image s’évanouit dans les brouillards anglais où il est retenu captif. Les traits sous lesquels l’auteur nous présente ces personnages sont-ils toujours d’une exacte ressemblance ? N’a-t-il pas ses favoris vers qui le guide une secrète préférence ? N’a-t-il pas été bien indulgent aux uns, bien sévère aux autres ? C’est une question à débattre. L’important ici est de noter qu’il n’y en a pas un qui ne s’anime sous la baguette du magicien, qui ne reprenne relief et couleur. Ils ne sont plus pour nous ces êtres vagues que l’histoire officielle caractérise d’une épithète. Nous les voyons jouer leur rôle, et celui même qu’il est dans les intentions de l’historien de leur faire tenir. Nous comprenons comment le jeu de leurs intrigues et le conflit de leurs rivalités a pu engendrer les faits dans l’ordre et avec la signification même qu’on veut leur prêter.

Tout cela vit et grouille. Tout est mis en scène. Gracieuses, touchantes, dramatiques, les scènes se suivent, se pressent et chacune d’elles se grave dans l’esprit en traits inoubliables. Entre tant de tableaux achevés s’il fallait en citer un, nous choisirions celui de l’entrevue à Chinon. Mais Jeanne au jardin, ou Jeanne à Vaucouleurs, mais l’entrée à Orléans, la prise des Tourelles, le Sacre, l’attaque de Paris, et la prison, et le bûcher, sont des morceaux d’une exécution aussi parfaite. Il y a là des trésors pour les anthologies de l’avenir.