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— A toi, Yani !

— Yorji, tu triches !…

Pris par la passion du jeu, ils ont les mêmes physionomies de calcul et de ruse que, la veille, derrière leurs comptoirs, ou sur le carreau de la Bourse.

Figures bénignes, avec des moustaches rébarbatives de pallikares, ils représentent les divers types d’Hellènes qui, tout à l’heure, au moment du départ, envahissaient le pont et les cabines, bloquaient les abords du bateau. C’était presque une émeute sur les quais. Des théories de parens, grossies encore par tout le contingent des amis et des connaissances, accompagnaient les partans. Des commis formaient un cortège d’honneur à leurs patrons. Des mains étaient chargées de bouquets, d’autres agitaient des mouchoirs. Tout ce monde faisait un grand embarras, dont chacun était ravi et flatté… Jusqu’au dernier coup de cloche, on n’entendit que des gens qui criaient :

Kalo taxidi ! Kalo taxidi !

Et l’on s’empressait d’ajouter, en français, pour éblouir :

— Bon voyage ! Portez-vous bien !

De gros baisers claquaient sur de grosses joues déjà anémiées par les vapeurs de la moite Alexandrie. Des frères se baisaient sur la bouche, avec une simplicité antique. Car on s’aime énormément dans la ville de Cléopâtre, on y a le culte de la famille, et c’est toujours le pays des philopators, des philométors et des philadelphes !

En somme, les choses ont peut-être moins changé qu’on ne le pense !… Dans le salon des premières où nous voilà réunis pour le dîner, je crois reconnaître des visages, des attitudes, des habillemens que j’ai contemplés autrefois dans les livres d’archéologie, ou derrière les vitrines des musées.

Le courtier qui mange à côté de moi et qui parle avec placidité de ses spéculations sur les terrains du Caire, — c’est sûrement un Macédonien d’origine, un homme du Nord, — le Myrmidon aux yeux bleus. Ses prunelles inexpressives comme des boules d’agate, sa chevelure blonde aux boucles épaisses, son menton carré m’évoquent instantanément les effigies officielles de son royal compatriote, Alexandre. Les belles femmes brunes qui nous entourent, avec leur teint trop vif, leurs carnations trop abondantes, leurs corsages de voile mauve, leurs écharpes roses, — de ce rose laque si cher aux Orientaux. — ce sont les