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On ne distingue plus les bâtisses du port. Seule, la blancheur des môles s’allonge dans la houle violette de la mer. Les côtes elles-mêmes se sont évanouies : elles sont si basses qu’elles se confondent avec la ligne d’écume qui cerne le rivage libyque. Et ainsi on n’aperçoit que la masse confuse des navires à l’ancre, des cheminées rouges, des carènes et des mâtures, vagues silhouettes, tellement diminuées par la distance, tellement transfigurées par les jeux des reflets, qu’on dirait, là-bas, un grand jardin mélancolique, tout plein de fleurs lumineuses, qui se balancent doucement sur les eaux.

Du côté de Cyrène, le ciel est empourpré par le vent, mais vers l’Est, il est d’un bleu vif qui se dégrade en nuances de mauve et d’améthyste. Pendant une minute, l’étendue tout entière est bleue, de ce bleu unique et merveilleux de l’Orient : couleur des étoffes légères dont s’enveloppent les femmes de fellahs, couleur des faïences peintes qui lambrissent les mihrabs des mosquées, bleu céleste des verroteries qui pendent en chapelet au cou des chameaux et des ânes, bleu laiteux des turquoises, qui luisent comme des gouttelettes d’azur sur les panses des buires !…

Lentement, le jardin fantastique s’efface dans les mirages alternés des bleus et des pourpres. C’est à peine un petit îlot splendide qui va sombrer sous les vagues. Au loin, l’éclair d’un phare rougeoie, une étoile s’allume. Le ciel pâli est diaphane comme une cloison de cristal… Maintenant, la place de la grande cité féerique ne se reconnaît que par un bouquet de lueurs qui agonisent : une poignée de pétales, des pivoines et des roses semées sur l’eau sombre d’un bassin !… Les lueurs suprêmes s’éteignent, et il n’y a plus rien, à perte de vue, que le bouillonnement glauque des plaines marines…


La nuit va venir : les liseurs ont déserté la dunette. Subitement incandescentes, les ampoules électriques de l’arrière n’éclairent à présent que des paquets de cordage et la grande roue dentelée du gouvernail.

Je me réfugie dans le fumoir, où des hommes attablés ont commencé des parties de poker, de domino et de jacquet. Ils s’apostrophent, se chicanent, se querellent, et les syllabes fluentes du grec moderne font un gazouillis singulier dans les gosiers rauques :