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donc oserait affirmer qu’elle n’est plus qu’une survivance ? les fonctions d’un organe sont rarement évidentes. Même rudimentaire elle est encore un signe touchant du passé ; elle agit en nous assemblant dans le souvenir de ce passé. Partageons, répète un Ruskin comme un Burke, la saine, l’instinctive méfiance de la foule anglaise pour les idées et les constructions d’idées ; gardons-nous de qui veut analyser tout ce que nous respectons. N’allons pas nous prendre pour notre propre sujet d’expérience. La science qui dissèque la créature vivante, sans rien atteindre du secret de la vie, ne la ressuscite jamais. Au bout de l’anatomie d’un cerveau, on rencontre des fibres, des cellules, avec leurs noyaux et vacuoles : on ne rencontre pas le commencement de la conscience. Pas davantage au bout de la science totale, celle de l’univers, on ne rencontrera Dieu, que le simple sent d’instinct : seulement quelque formule vide, quelque A = A, vérité des vérités, sans doute, et fin réalisée de tout l’effort intellectuel des hommes, mais dont ils ne vivront pas. Notre grande affaire n’est pas de connaître le mécanisme de l’univers, ni de la conscience, ni du cerveau, — nous ne pouvons rien connaître jusqu’au fond, et tout émerge du mystère ; — « mais, en vivant suivant l’éternelle loi, de nous faire un vigoureux cerveau, une conscience lucide, de sentir la beauté visible de l’univers et d’en être heureux. »

À ces conclusions pratiques — on dirait aujourd’hui pragmatiques — aboutit le mysticisme anglais. La vie est souffle de Dieu, et la pensée se subordonne à la vie. Une seule chose importe à l’individu : respecter et garder en soi cet esprit originel, sa véhémence et sa flamme, et pour cela suivre le commandement du devoir. Et pareillement une seule chose importe à la société : compter le plus grand nombre possible d’individus qui réussissent dans cet effort, et de leurs vies fortes et dévouées composer une ardente vie totale de foi et de vouloir. De la vertu des âmes dépend l’énergie d’une société. Voilà le premier principe de ce torysme social qui cherche ses modèles dans le moyen âge, dont Carlyle est l’inventeur et que Ruskin enseigne après lui.


ANDRE CHEVRILLON.