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la politique, ni sur la religion vous ne fonderez votre honnêteté, mais sur l’honnêteté vous fonderez votre religion et votre politique. L’honnêteté, comme le soleil, n’a pour fondement que le vide de l’espace : elle s’y suspend comme ces feux du ciel qui sont les régulateurs de la nuit et du jour. Si vous demandez pourquoi vous devez être honnête, par cette question même vous vous déshonorez. Parce que vous êtes un homme : il n’y a pas d’autre réponse. Faites des hommes, d’abord, de vos enfans, des hommes religieux ensuite, et tout sera bien. Mais la religion d’un coquin est en lui ce qu’il y a de plus pourri[1]. »

Et que cet enseignement de l’absolu soit absolu ! que personne ne parle de sa liberté de juger et d’interpréter : en dehors de nous, de notre personne périssable, il est des commandemens éternellement précis et certains, — qu’on obéisse !


« Vous n’avez pas à faire ce que vous pensez juste, mais quoi que ; vous puissiez penser, ce qui est juste. — Mais je dois suivre les avis de ma conscience. — En aucune façon, mon consciencieux ami, à moins que vous ne soyez sûr que votre conscience n’est pas celle d’un âne. — Mais je fais de mon mieux : peut-on faire davantage ? — Vous pourriez faire beaucoup moins, et pourtant mieux. Peut-rire faites-vous de votre mieux pour produire une chose éternellement damnable. — Mais, sûrement, il est des degrés entre la sagesse et la folie. — Non, l’insensé, quelle que soit son intelligence, est celui qui ne connaît point son maître, qui s’est dit dans son cœur : Ni Dieu, ni Maître… Celui-là est le sage qui se reconnaît un maître. Suivant son degré de sagesse, l’autorité qu’il respecte est plus ou moins haute, mais c’est toujours une créature plus grande que lui-même, une loi plus sainte que la sienne, une loi qu’il faut chercher, apprendre, aimer, suivre avec obéissance. Mais pour la trouver, commencez par obéir à ce que vous connaissez de meilleur. « Obéissez à quelque chose et il y a des chances pour qu’un jour vous découvriez ce qui est le plus digne de votre obéissance. Si vous commencez par n’obéir à rien, c’est à Belzébuth et à ses sept compagnons que vous finirez par obéir[2] ! »


L’obéissance ! mot le plus fréquent, peut-être, et le plus fortement accentué de la prédication ruskinienne. Il sonne étrangement pour les peuples qui ne conçoivent de progrès que par l’affranchissement de l’individu. C’est peut-être, pense un Ruskin, qu’ils se sont affranchis à la façon des anciens esclaves, et que de soumissions, ils se rappellent trop celles d’espèce servile pour

  1. Time and Tide, § 33.
  2. Fors Clavigera. Lettre 54.