Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/848

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la Force. « Mais au nom des trois Mages qu’est-ce qui mérite d’être adoré ? force de cerveau, force de cœur, force de main, allons-nous détrôner ces puissances-là pour adorer l’apoplexie ? Mépriserons-nous le souffle du ciel pour vénérer la tuberculose ? Toute idolâtrie se résume en un seul péché général : refuser d’adorer la Force et décider d’adorer ce qui n’est pas la Force, s’incliner devant un écu de cinq francs et nier le Dieu Tout-Puissant[1]. » Car la Force, ici, c’est la Vie, et la Vie, créatrice des formes et du beau, c’est l’Athéné des Païens, c’est l’Esprit Saint à l’œuvre sur la terre.

Mais comment la vie produit-elle ses formes ? Par des partis pris constans, patiens, rigoureux, en s’astreignant à certaines directions systématiques, en s’interdisant les autres. De la forme vivante on peut répéter le mot que Gœthe appliquait à l’art : « Elle est dans la limite, » dans la restriction, en d’autres termes dans les disciplines, dans certaines consignes que la volonté, dès qu’elle arrive à la conscience, reconnaît pour devoirs. « Comme la science est le savoir méthodique, de même la passion et la volonté efficace sont la volonté et la passion disciplinées. » Non seulement dans la quantité des énergies mais dans leur ordre précis et stable est la perfection de la vie, — mais peut-être cet ordre dépend-il de cette quantité, comme la précision et la stabilité d’un tourbillon varient suivant la vitesse de sa rotation. Aussi l’indice le plus certain d’une profonde atteinte à la vie, ce n’est pas quand diminuent ses mouvemens visibles, mais quand fléchissent ses lignes personnelles. Alors nous savons que la loi qui si rigoureusement commandait tous les modes de l’être tend à faire place au désordre : la dissolution s’annonce. Déséquilibré par la fatigue ou la maladie qui l’a touché jusque dans son fonds vital, l’homme peut être capable de gestes, actes, idées, élans aussi rapides et nombreux qu’auparavant ; on voit même que ceux-ci peuvent s’accélérer : ils ont cessé d’être harmoniques et cohérens. On dit alors que l’être est « instable. » Sa volonté sans constance procède par à-coups. Ses idées, ses images intérieures ne composent plus la trame continue de la pensée : il rêve. Ses sentimens dissociés

  1. Fors Clavigera, 13.