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famées, tout au moins d’en réprimer les gestes[1]. « Passion, sensation, je n’ai pas peur de ces mots-là, et moins encore de leur réalité. Vous les avez entendu dénoncer de toutes parts, mais moi je vous dis que ce n’est pas moins de sensation qu’il vous faut, mais davantage !… Que croyez-vous que l’on entende par une âme vulgaire ? La question vaut qu’on la médite. En deux mots, le défaut de sensation, voilà l’essence de toute vulgarité. C’est une insensible dureté de pierre, qui procède sans crainte, sans joie, sans horreur ni pitié. Que la main s’alourdisse, que le cœur se dessèche, que l’habitude se pétrifie, que la conscience se glace, et l’homme devient vulgaire. Il l’est en proportion de son manque de sympathie, d’intelligence agile, de tout ce qu’on peut appeler tact, en donnant son sens juste et profond à un mot banal : tact, ou faculté de se sentir touché, — délicatesse et force de sensation, plus précieuses que la raison. Car la raison ne connaît que le vrai ; c’est la divine humanité du cœur qui perçoit le divin, le bien et le beau dans les choses[2]. »

Ces « philistins » de Matthew Arnold, tous ces hommes réduits aux gestes de l’usine et du bureau, employés éteints et maîtres sans pitié, ils avaient plus besoin que nous qu’on les excite à sentir ! Mais, on s’en doute, l’esthéticien Ruskin n’enseigne pas le culte esthétique de la sensation pure, celui dont procède cette excitante et déprimante littérature parisienne dont il ne voulait pas un seul volume dans les bibliothèques populaires[3]. Il sait bien qu’à nerveusement et passivement frémir, sans rien graver ni fortement coordonner en soi, l’être qui cède à toutes les influences tend à se désorganiser et se défaire, que

  1. Ruskin a écrit de sa mère qu’il aimait et qu’il admirait : « Je ne lui ai jamais entendu prononcer un mot d’affection ou d’émotion. » De même l’Alton Locke de Charles Kingsley avait dit : « Ma mère ne faisait rien que par règle, méthode et ce qu’elle appelait la loi de Dieu. Elle souriait rarement. Ses paroles avaient quelque chose d’absolu. Elle ne commandait pas deux fois sans punir. Et pourtant des abîmes de tendresse se cachaient en elle. Mais cette tendresse, elle se croyait obligée de la refouler. »
  2. Sesame and Lilies, I, § 28.
  3. Not one French book. Réponse de Ruskin à un journal qui demandait aux écrivains anglais les plus connus de dresser une liste de cent volumes pour bibliothèques populaires. Il faut faire ici la part de l’outrance et de la boutade si fréquentes chez Ruskin et se rappeler qu’il n’a pas mieux parlé de l’Angleterre. Il admirait quelques écrivains français, non seulement Casimir Delavigne qu’il a commenté dans les Modern Pointers, mais, chose inattendue chez ce dogmatique autoritaire, M. Anatole France, dont le Crime de Sylvestre Bonnard, qu’il connut dès son apparition, l’enchantait.