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déprimée par un puritanisme hostile à la beauté comme à la joie. Ce que fut cette Angleterre-là, combien rigidement appliquée à ses besognes d’échange et de production matérielle, Dickens et Mrs Gaskell nous l’avaient appris, et de quelle ombre, aussi funèbre que la fumée de ses grandes cités, pesait sur sa vie, déjà si morne, le rêve religieux de sa middle class. Ils nous ont dit la dégénérescence du bas peuple citadin, le contraste de sa fangeuse misère et des énormes fortunes aristocratiques et marchandes. Vingt-cinq ans plus tard ces maux ne sont pas guéris. Entre 1860 et 1870, Taine constate encore l’accablement de l’humanité anglaise sous sa propre œuvre, la douloureuse monotonie de son effort, les lugubres aspects du monde hors nature qu’elle s’est créé, les tares organiques et morales de sa plèbe. Vers cette époque, au moment le plus intense de l’œuvre de Ruskin, Matthew Arnold commence la sienne, très analogue : il dénonce une Angleterre de « barbares » (l’aristocratie) et de « philistins » (les bourgeois, les gig-people de Carlyle), un bas peuple brutal et vulgaire[1], pétrifié dans ses préjugés insulaires, ses routines et son âpre effort de production matérielle, ennemi des idées, de l’art, du plaisir, de la vie lumineuse et douce, de tout ce qu’il désigne par ces mots : sweetness and light. À cette Angleterre il enseigne la noblesse et le bonheur de la culture et de la pensée. Tandis que Ruskin tâche à la réveiller et la vivifier, il veut qu’elle se civilise. Mais par des voies différentes, c’est à la même œuvre que tous deux se sont voués. L’un et l’autre exhortent la vie anglaise à se libérer : ils l’appellent aux joies et travaux, à la riche variété, à toutes les passions et sensations de la vie véritablement humaine.

Difficile entreprise, car ce monde industriel qu’ils attaquent s’est inventé la morale qui le soutient et le consacre, une morale très consciente, très précise et définie, qui voit le bien dans ce que Ruskin appelle mal, et le mal dans ce qu’il appelle bien. Ruskin le sait : la vertu reconnue, depuis que la bourgeoisie anglaise s’est condamnée aux seules besognes du comptoir et du bureau, c’est de travailler, travailler, avec l’exactitude et l’impassible rigidité d’une pièce d’acier ; la consigne acceptée, c’est d’étouffer en soi la sensation et la passion, lesquelles sont mal

  1. Vulgarized, brutalized, materialized, voilà les épithètes qu’il applique à son Angleterre.