Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/839

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

indice de colère, — mais en habile courtisan, c’est le seul qu’il ait laissé percer.

On dit que, pendant la traversée, ses manières avec la duchesse avaient toute la gêne d’un ancien amant qui a échangé les douceurs de l’amour contre l’importance et l’influence d’un vieil ami.

Vers deux heures, le comte Lucchesi est venu à bord, en frac, dans un bateau de passage, et seul. Il a demandé avoir la duchesse et s’est nommé. Aussitôt, on l’a introduit et on les a laissés seuls[1] ; l’entretien a dû être curieux. La petite était sur le pont ; on ne l’a pas demandée.

Une heure après, les époux sont venus sur le pont en se tenant sous le bras. La petite fille était là ; il n’en a pas été question. Le prétendu père n’y a pas fait la moindre attention. J’ai bien observé cette circonstance, qui est importante dans l’affaire, j’ai aussi remarqué que les fidèles voyageurs traitaient l’époux assez légèrement.

C’est le moment de vous en parler. Il peut avoir cinq pieds six pouces, beau, brun, un embonpoint convenable aux conditions qu’il a acceptées. Il a l’esprit borné et peu orné ; il parle cependant plusieurs langues. Il est renommé à Palerme pour ses succès de femmes, il a été secrétaire d’ambassade à Madrid, où il vivait avec l’ambassadrice et à la Haye où il vit avec une autre vieille femme ; et enfin il justifie son goût des vieilles amours en se fixant avec la princesse.

En paraissant sur le pont avec sa femme sous le bras, ils avaient l’un et l’autre l’air très embarrassé. Ce premier moment méritait un peintre habile, la curiosité sur toutes les figures ; la bassesse masquée par la politesse dans les manières des courtisans.

Le nez de M. de Mesnard a rougi aussitôt ; des favoris, des moustaches, une barbe blanche qu’il a laissée croître lui donnaient une physionomie étrange, il semblait un coq blanc se préparant à la bataille. On voyait son dépit, son chagrin, sa colère ; mais, quand il parlait au préféré, sa figure était gracieuse, elle reprenait son autre aspect dès qu’il ne se croyait plus aperçu par Hector.

  1. M. de Lucchesi n’était pas absolument inconnu à Mme la duchesse de Berry. Il avait été présenté à la Cour de France en 1828 ou 1829 et bien accueilli de la princesse en sa qualité de seigneur sicilien. (Note de Mme de Boigne.)