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il y a trente ans, au sortir du servage, l’est pourtant beaucoup moins qu’alors. La preuve, c’est que les dépôts dans les caisses d’épargne s’élevaient à 173 millions de francs en 1888 et qu’ils étaient montés à plus de 3 milliards au 1er janvier dernier. La preuve, c’est que la terre a augmenté de prix, parfois dans des proportions très fortes depuis vingt ans et plus ou moins suivant les provinces, mais qu’elle a augmenté partout. Et cette hausse n’est pas le fait des propriétaires nobles, qui depuis des années n’ont cessé de vendre et possédaient en 1907 un tiers moins de sol qu’en 1877. Elle est donc le fait des paysans.

La preuve encore, c’est l’accroissement des consommations par tête, des consommations de tout, du thé, du sucre, du pétrole, des cotonnades, du tabac, sans parler de l’eau-de-vie, qui depuis quinze ans ont augmenté en quantité de 20, 25 et 30 pour 100. Pour avoir accru son pouvoir d’absorption, le paysan russe n’en reste pas moins bien loin du nôtre. Avec ses 7kil, 600 grammes de sucre aujourd’hui, au lieu des 3kil, 400 grammes de 1893, il n’a pas encore de quoi sucrer son thé tous les jours ; — le Français, lui, consomme 16 kilos de sucre et l’Anglais 39 ; — mais, pour avoir accru ses besoins, il a dû augmenter ses ressources et il doit être mécontent qu’elles n’augmentent pas davantage ni plus rapidement.

Cependant la Russie va beaucoup plus vite dans la voie du progrès que n’allait la France par exemple au XVIIe siècle. Ce qui nous empêche de le voir, c’est le contraste de notre civilisation avec sa barbarie attardée. Vu de l’Occident, le Russe semble indolent et apathique ; vu de l’Orient, il semble énergique et laborieux. Le moujik que l’on presse aujourd’hui d’avancer peut doubler les étapes, il ne peut pas les quadrupler, et la civilisation, qu’il doit absorber à haute dose, lui donnera quelques indigestions peut-être, parce que le progrès crée des difficultés avant de les aplanir. La Russie que l’on voit à travers la fumée des bombes semble quelque peu malsaine ; la Russie que l’on ne voit pas sent monter la sève sous son manteau de neige, elle se meuble d’hommes et se met en quête des trésors qui sommeillent dans son sein.


VTE G. D’AVENEL.