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a quinze ans, on ne voyait de fer ni aux voitures ni aux pieds des chevaux.

Il est bien vrai que le rendement global, rapproché de la mise de fonds, fait ressortir, pour les sommes engagées dans l’industrie en Russie, une perte de 35 millions par an ; mais ce total recouvre de grandes inégalités. Il y a des usines, comme celle de Kertch, qui ont coûté 50 millions et que l’on serait heureux de céder pour 3 ou 4 ; il y en a d’autres qui gagnent de l’argent et un bon nombre qui arrivent à se maintenir sans déficit. Pour la « fortune de la Russie, » c’est là le point important, parce que ces usines qui marchent, même sans dividendes, rapportent néanmoins à la nation en créant des « richesses. » Les prêts que le gouvernement a consentis à quelques-unes de ces entreprises, en admettant même qu’il n’en soit jamais remboursé, ne peuvent être mis en balance, pour la vie économique du pays, avec la somme des produits fabriqués et des salaires distribués. Par derrière les échecs et les embarras des particuliers apparaît un progrès public.

Et ce n’est pas un paradoxe de soutenir que la crise actuellement traversée par la Russie est une crise de croissance prospère, et pas du tout une crise de misère grandissante, comme certains Russes seraient eux-mêmes tentés de le croire. Les hommes ne se plaignent pas quand ils sont malheureux, ni parce qu’ils sont malheureux, mais seulement quand ils se voient ou se croient malheureux. Et, pour se voir ou se croire tel, il faut avoir un élément de comparaison, une aspiration, un commencement de bien-être que l’on juge insuffisant. Dans notre France si riche, dans ce Paris où s’accumulent des trésors, existent des détresses inouïes, des veuves chargées de famille qui marchandent un morceau de pain à leurs enfans, des ouvriers vieillis qui, pour se nourrir, ramassent sur les marchés les déchets avariés de légumes jetés à terre. Aucune de ces créatures humaines, plus misérables à nos côtés que les esclaves antiques, ne fait entendre une plainte ; pendant que de bons compagnons, gagnant 8 et 9 francs par jour, menacent de bouleverser le monde pour emporter un supplément de 50 centimes.

En Russie c’est la même chose ; l’ouvrier, depuis qu’il est mieux traité, est devenu intraitable. Il est pourtant d’ores et déjà plus favorisé que le paysan ; et le paysan lui-même, qui se connaît tout à coup misérable et qui ne se connaissait point tel