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discipliner un groupe de jeunes esprits actifs, indépendans, ou se croyant tels, et qui, à leur tour, en formeront d’autres, les munir d’idées générales, de méthodes de travail, de directions intellectuelles, c’était là pour lui une œuvre extrêmement séduisante et à très longue portée : il s’y donna avec une conscience, une activité, une fougue, dont ceux mêmes qui lui résistaient ont gardé le vivant souvenir. Tant de labeur dépensé pour les autres ne fut d’ailleurs point perdu pour lui-même. Il n’est que d’enseigner pour apprendre : Brunetière apprit donc beaucoup en préparant ses cours d’Ecole normale : les articles et les livres sortis de cet enseignement sont là pour en témoigner. En même temps que son information s’étendait, sa méthode se précisait, opérait sur de plus vastes ensembles, acquérait à la fois plus de rigueur et plus d’ampleur ; son esprit s’assouplissait pour atteindre d’autres esprits, parfois exigeans et toujours difficiles ; son talent d’exposition oratoire se fortifiait, s’élargissait, déployait toute la fécondité de ses ressources. Enfin, au contact de ses divers auditoires, il prenait pleinement conscience de sa rare puissance de persuasion : nos livres, quelques échos lointains qu’ils éveillent, ne nous donnent jamais, comme la parole publique, la sensation directe, immédiate, de la prise que nous pouvons avoir sur les âmes. Orateur né comme il l’était, Ferdinand Brunetière ne pouvait pas ne pas sentir que, avec quelque sérieux qu’il traitât la critique et l’histoire littéraire, son éloquence, son succès, son action enfin dépassaient la pure littérature. J’imagine que, parfois, le mot célèbre de Pascal à Fermât sur la géométrie qui « n’est qu’un métier, » et qui « est bonne pour faire l’essai, mais non l’emploi de notre force, » devait lui traverser l’esprit, et qu’il ne pouvait manquer d’en faire l’application à la critique. La pensée d’un autre rôle à jouer devait lui être trop naturelle, pour que, de temps à autre, il ne l’accueillit pas avec faveur. Quand on a un tempérament d’apôtre, il est difficile de passer sa vie à prêcher la doctrine de l’évolution des genres.


Pourquoi ne le dirions-nous pas ? — s’écriait-il, tout au début de sa carrière. — Les hommes tels que M. Renan, dans la situation qu’il occupe, avec l’influence qu’il exerce, dans toute la maturité de l’intelligence et dans tout l’éclat du talent, ont un peu charge d’âmes. Ils ne vivent plus, ni ne pensent, ni ne parlent pour eux seulement, mais pour tous ceux qui les écoutent, et qui les lisent, et dont ils sont les guides. Car la jeunesse est toujours la même ; le talent lui suffit ; c’est son honneur d’y être toujours prise…