Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/806

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’humanité, s’est inspirée des dispositions les plus récentes qu’elle a trouvées dans les lois de l’Occident en faveur des travailleurs. Elle édicte à leur profit, en cas de maladie, de renvoi ou même de simple transfert d’un atelier à l’autre, des droits et des indemnités pécuniaires que notre république ne connaît pas. Et je suis bien loin de blâmer cette partialité charitable ; mais ce que supportent dans les vieux pays des compagnies anciennes et florissantes est fort onéreux pour une industrie embryonnaire.

Lorsque M. de Witte recueillit la succession du ministre Widchnegradski, il conçut la naturelle ambition, pour utiliser les ressources minérales de la Russie, de susciter des exploitations indigènes à l’abri d’une muraille douanière à peu près infranchissable. Les capitaux, attirés par l’espérance d’un emploi fructueux et sûr, affluèrent avec une fièvre que semblait justifier l’immensité du champ qui leur était ouvert. Les commandes du gouvernement en vue de la construction des chemins de fer ne devaient-elles pas alimenter, à elles seules, d’importantes usines ? De 1892 à 1901 les sommes engagées montèrent au total à plus d’un milliard de francs, dont un tiers dans les charbonnages ou autres sociétés minières et les deux autres tiers dans la métallurgie. Mais la concurrence même suffit à faire baisser les prix, partant les bénéfices, sur le marché intérieur, le seul auquel ces entreprises pussent de longtemps prétendre.

Ce marché lui-même apparut beaucoup plus étroit qu’on ne l’avait imaginé tout d’abord. L’offre ne tarda pas à surpasser la demande ; on s’était outillé pour des besoins qui n’existaient pas encore et ne devaient se créer que lentement. La mévente sévit, les faillites se succédèrent et l’on se mit à échanger des propos amers entre industriels et hommes d’Etat. Les premiers, pour la plupart Français ou Belges, reprochèrent aux seconds d’avoir abusé de leur confiance par l’appât de profits imaginaires. Le gouvernement russe se défendit en montrant qu’il n’était pour rien dans les fautes commises par les promoteurs d’affaires mal conçues, et que ceux-ci ne devaient s’en prendre qu’à eux-mêmes de leurs échecs.

Pour l’observateur impartial, il est hors de doute que l’Etat russe avait pleinement raison. D’abord le « milliard, » auquel montent nominalement les capitaux dont je viens de parler, est un chiffre un peu fantaisiste. Il était loin de représenter un débours ; souvent les fondateurs avaient évalué à un taux