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C’est plutôt l’allotissement, en pleine et définitive propriété, des 153 millions d’hectares dont les paysans jouissent en commun jusqu’à ce jour, qui doit transformer le sol et, par voie de conséquence, la population elle-même. Seulement, de cette transformation les paysans ont peur et c’est là que gît la première difficulté. Ils ont peur de la propriété individuelle, ces moujiks, comme nos ancêtres barbares en avaient peur, il y a mille ans, comme nos pères en avaient peur encore sous Louis XV, lorsqu’ils se mutinaient pour le maintien de la vaine pâture, contre les prairies artificielles, le partage des communaux et la réforme du code rural. Les paysans russes pensent, et leurs popes souvent les confirment dans cette idée, que Dieu a donné la terre à l’homme, ainsi que l’eau ou l’air, qu’il est injuste de se l’approprier. Partout au reste les hommes primitifs ont, par une sorte d’instinct de bêtes, lutté longtemps contre la propriété individuelle ; partout on les voit se défendre d’elle et la repousser. Ils imaginent, pour l’empêcher de prendre pied, mille combinaisons et stratagèmes. Pourtant elle les a terrassés ; la civilisation l’imposait, il n’y avait pas de civilisation possible sans elle.

Mais il ne faut pas s’attendre à ce que, brusquement, les millions de moujiks rompent avec une vieille routine ; en effet, d’après les renseignemens parvenus au ministère de l’Intérieur jusqu’à la fin de décembre dernier, 205 000 chefs de ménage seulement avaient demandé à user du droit qui vient de leur être conféré par l’Etat de faire charrue à part, de se soustraire à l’onéreux servage de la collectivité. Et de ces 205 000, il s’en trouve 100 000 dans les cinq provinces de Kherson, de Saratof, de Samara, de Tauride et d’Ekaterinoslaw, situées l’une dans la région au-delà du Dniepr, l’autre dans celle du Volga-Don, une troisième au-delà du Volga, les deux autres dans les steppes du Sud. Déduction faite des provinces baltiques, où il n’existe pas de « mirs, » il ne s’est donc manifesté encore, dans les quarante-deux autres, aucun goût pour le partage volontaire.

Est-ce à dire que le gouvernement devra l’imposer ? Non pas ; cette propriété individuelle qu’il redoute sans la connaître, aussitôt qu’il en a goûté, le laboureur de toutes les latitudes et de tous les temps s’y attache et n’en admet plus d’autre. Le fait se produira en Russie comme ailleurs, si le gouvernement favorise le mouvement.

Reste un autre obstacle, plus difficile à vaincre : le manque