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passant des conseils à l’action, ils suscitèrent les brigandages agraires de 1905 et 1906. La « liberté de conscience, » proclamée par le manifeste impérial, fut expliquée par eux en ce sens que « tout était dorénavant permis, » que, « quoi que l’on fît, on n’avait plus à craindre aucun remords de conscience. » Des révolutionnaires bourgeois, étudians souvent ou maîtres d’école, des popes aussi, publièrent dans les champs un soi-disant oukase par lequel l’autocrate, père du peuple, concédait aux pauvres et aux déshérités les terres des nobles à la condition de détruire leurs fermes et leurs habitations même, afin de leur enlever la possibilité de revenir jamais. Ceux qui tarderaient à entrer dans cette voie de justice n’obtiendraient rien dans le partage annoncé et risqueraient de se voir asservis de nouveau.

Les émissaires anarchistes, endossant des uniformes chamarrés d’or et constellés de décorations, conduisaient des bandes de paysans au pillage « sur les ordres de l’Empereur. » Dans les gouvernemens de Saratof, de Koursk, de Kherson, à peine quelques propriétés sont restées intactes ; en d’autres districts on ne peut presque plus compter les domaines saccagés, rasés de terre. Dans les provinces baltiques, nombre de châteaux historiques, avec leurs galeries de tableaux et leurs objets d’art, entourés de fermes modèles, ont été la proie des flammes. Ce mouvement revêtait parfois le caractère d’une folie furieuse : tout en incendiant les maisons, en abattant les arbres des parcs, les paysans — dans cette année de disette ! — mettaient le feu aux granges remplies de blé sans les avoir dévastées au préalable ; ils égorgeaient des centaines de vaches et des milliers de brebis en jetant leurs dépouilles dans la rivière, sans songer à en emporter la viande chez eux. Ils coupaient la langue aux chevaux dans les haras ou leur brisaient les pieds, en jouissant de leurs hurlemens de douleur. Même, des habitations seigneuriales on n’emportait que peu de chose, mais on mettait tout en pièces ; puis on rentrait paisiblement chez soi, certain d’avoir fait œuvre méritoire.

Surpris de voir les troupes arriver, se réveillant comme d’un mauvais rêve, les moujiks n’opposaient aucune résistance. Ils redevenaient doux et soumis, demandaient à genoux leur pardon aux propriétaires qu’ils venaient de dépouiller, se prosternaient dans les églises en implorant la grâce du ciel et se laissaient conduire en prison, tandis que les meneurs étrangers