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au Mir, incomba la redevance destinée à amortir le prix du sol, dont l’Etat avait fait l’avance.

Les promoteurs de cette combinaison crurent avoir fait merveille : tous les paysans propriétaires, c’était le « prolétariat » tué dans l’œuf. Les théoriciens russes estimèrent, par le bon communisme du mir, résoudre d’emblée les questions sociales qui divisaient la vieille Europe et la devancer d’un pas de géant dans la voie du progrès. En France même le mir trouva des panégyristes : je me souviens avoir lu, il y a trente-cinq ans, signées des noms de candides sociologues qui passaient pour les plus autorisés de leur époque, des pages où cette institution nous était présentée comme une conquête à réaliser dans l’avenir, alors que c’était en réalité un vestige du passé barbare que l’on tentait de ressusciter.

Des Russes, plus enclins au scepticisme, m’ont affirmé qu’en agissant ainsi, le gouvernement de 1861 avait surtout en vue de rentrer dans ses débours ; ce qui lui paraissait infiniment plus aisé avec ce répondant global et permanent qu’est une commune qu’avec des millions de contractans individuels dont la destinée incertaine rendrait les recouvremens problématiques. Quoi qu’il en soit, le mir, l’essai de propriété collective, est aujourd’hui jugé et condamné. Il a retardé de près d’un demi-siècle la marche en avant de l’agriculture, dans ce pays où elle tient plus de place qu’en aucun autre, puisque les huit dixièmes, sur 130 millions de Russes, ne vivent pas d’autre chose.

Peu importent aujourd’hui les résultats bizarres que la réforme ainsi comprise a donnés au regard des anciens propriétaires, entre lesquels elle a créé des inégalités profondes : les uns, au Sud, jouissant du capital à eux payé par l’Etat pour la cession d’une moitié de leur domaine, et tirant de la moitié restante, grâce au bon marché de la main-d’œuvre libre, plus qu’ils n’obtenaient auparavant de la totalité de leur bien ; les autres, au Nord-Ouest, privés de bras pour faire valoir, maigrement indemnisés et, de riches seigneurs terriens, tombant petits fonctionnaires à la ville.

Ce qu’il faut envisager surtout c’est la paralysie matérielle et morale de l’Etat, causée par la condition précaire des laboureurs qui forment la grande majorité de l’État. Avec le collectivisme foncier ce n’est pas le paysan qui est propriétaire de la terre ; c’est plutôt la terre qui est propriétaire du paysan. Elle