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du même coup la propriété et la liberté. J’ai exposé, naguère[1], comment la prospérité du XIIIe siècle amena la hausse des terres et le désir d’en faire valoir davantage, lequel, précédant la crue de la population, créa le besoin de bras ; et comment, par une escroquerie chevaleresque, les seigneurs petits et grands se soutirèrent leurs hommes les uns aux autres, en les attirant par le don de la terre et de l’indépendance ; comment enfin, le branle une fois donné, chacun, clerc ou laïque, fut obligé de suivre le mouvement sous peine d’être abandonné par ses serfs qui « déguerpissaient » pour aller chez le voisin. Les profits indirects que le seigneur retirait de la terre ainsi baillée, notamment les droits de mutation et autres avantages stipulés avec le « cens, » remplaçaient pour lui avantageusement le travail du serf. Les droits féodaux étaient des « impôts » plus que des « fermages ; » et des seigneurs indépendans peuvent seuls établir des impôts. Cette évolution purement économique de l’affranchissement, dont l’étude des prix nous a révélé les causes jadis inapparentes, n’aurait pu se produire sous un monarque absolu comme Louis XIV, capable de faire respecter par tous, nobles ou manans, sa volonté supérieure ; ni dans une république comme les États-Unis de 1850, où la propriété des esclaves était garantie par des lois générales.

Dans le nouvel État moscovite de la fin du XVIe siècle, il n’y avait point de vassalité à la manière féodale, il n’y avait que des sujets, guerriers ou paysans. Le Tsar ne redoutait point les premiers ; il n’avait pas de raison de les affaiblir, au contraire des rois français du moyen âge qui cherchaient dans les petits un point d’appui contre les grands. Il avait lui-même d’immenses domaines cultivés par des moujiks, dont l’état social était mal défini, bien qu’ils fussent comme ceux des nobles de trois sortes distinctes : esclaves butinés à la guerre, manœuvres libres et sans terre, ou propriétaires en commun de quelque parcelle du sol.

Par une loi nouvelle, tous les laboureurs sans distinction de classes, ceux des nobles comme ceux du Tsar, furent désormais fixés au domaine. Toute migration, tout changement de domicile fut interdit et devint impossible. La chaîne fut solidement rivée par une administration centraliste et par des mesures

  1. Voyez la Fortune privée à travers sept siècles, p. 151, et le tome Ier, p. 169 et suivantes, de l’Histoire économique de la propriété, des salaires et des prix depuis 1200 jusqu’à 1800.