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point pour déplaire à l’auteur du Roman naturaliste : ses allures volontiers provocantes de théologien quelque peu hétérodoxe d’apparence s’accommodaient fort bien de ce rôle : n’allait-il pas lui permettre d’enlever à ses critiques le droit de le compter parmi les « réactionnaires, » les simples « prophètes du passé ? » Et enfin, à y bien réfléchir, n’était-ce pas à une tentative de cette sorte qu’aboutissait, après Sainte-Beuve et après Taine surtout, pour un esprit généralisateur et systématique, tout l’effort de la critique moderne ? Si Taine, après 1870, avait commencé sa carrière critique, il est en effet infiniment probable qu’au lieu de s’appuyer sur les travaux de Geoffroy Saint-Hilaire et de Cuvier, il se fût appuyé sur ceux de Darwin et de Hæckel[1].

Venu après Taine, Ferdinand Brunetière ne pouvait manquer de suivre son exemple. Il s’en promettait au reste certains bénéfices qui, pour une nature comme la sienne, n’étaient pas à négliger. En premier lieu, il est certain que, si l’on parvenait à découvrir les vraies lois des genres littéraires, on posséderait un élément important du jugement critique : toutes choses égales d’ailleurs, une œuvre serait plus ou moins parfaite, suivant qu’elle se conformerait plus ou moins fidèlement à la loi du genre auquel elle appartient. De plus, la théorie de l’évolution fournit, à n’en pas douter, un moyen de simplifier et d’animer l’histoire littéraire : elle permet de la « désencombrer » de toutes les œuvres médiocres qui, n’ayant exercé aucune influence, sont restées comme en marge du courant de la vie ; elle y introduit un principe d’unité et de continuité ; elle y fait pénétrer l’air, la clarté et le mouvement. Enfin, au lieu d’absorber, comme le faisait Taine, les hautes individualités dans leurs alentours et leur milieu, de les opprimer sous « les grandes pressions environnantes, » elle leur rend leur rôle et leur action ; elle en fait des « facteurs » essentiels de l’évolution littéraire. Tous ces avantages, il semble bien que Brunetière les ait personnellement retirés de la méthode qu’il avait inaugurée. Un de ses libres disciples, M. Lanson, l’a dit avec une heureuse brièveté : « Il a ouvert et rempli un chapitre nouveau de l’histoire de la critique. »

  1. On trouve dans un article que Taine n’a pas recueilli en volume, sur le Ménandre de Guillaume Guizot (Revue de l’instruction publique du 10 mai 1885), une phrase qui nous offre, sinon la formule même, tout au moins la justification psychologique de la théorie de l’évolution des genres : « Les genres de l’art sont définis par la diversité des facultés qui le produisent et des besoins qu’il satisfait. »