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Grand-Mogol, puis au Grand-Turc, ce territoire immense que pour le voir, pire que la Pologne du XVIIIe siècle, se dépecer de ses propres mains ?

Ou bien les bons citoyens unis, appliquant à l’organisme social les procédés de la science, apprivoiseront-ils le microbe virulent pour le transformer en sérum curatif ? La nation russe s’inoculera-t-elle la révolution atténuée en réformes, comme les autres États de l’Europe depuis cent ans, ou sera-t-elle acculée, comme la France de naguère, à absorber des réformes exaspérées en révolution ?

Ce fut en effet un résultat inattendu de la Révolution française qu’elle a réformé, renouvelé et par conséquent rajeuni le principat laïque à l’étranger, au lieu de le détruire. Pour peu que l’on passe en revue les personnes assises présentement sur les trônes, on remarque qu’il s’est créé un nouveau type de roi, très différent de celui du XVIIIe siècle où, suivant la vieille notion féodale, la souveraineté se confondait encore avec la propriété. L’ancien roi à tige de fer intérieure, plein de foi en sa majesté, a de même disparu. On continue de qualifier de « maître » le roi d’aujourd’hui ; mais il sait qu’il ne l’est plus ; qu’il a des droits, mais non tous les droits, et il agit en conséquence, même en Russie. Bien avant les derniers oukases, l’Empereur, qui porte ce titre d’« autocrate, » sur le maintien duquel les députés de la Douma se disputaient en novembre dernier, ne se faisait pas du tout de sa fonction et de son pouvoir l’idée que pouvait s’en faire Catherine la Grande ou Paul Ier.

Cet empereur honnête homme, à qui le poids des responsabilités autant que la besogne des signatures laisse moins de temps qu’à un simple particulier pour se délasser à la chasse ou dans le charme de la vie de famille, n’est nullement avide de domination. Ses contemporains et ses propres sujets eux-mêmes sont beaucoup moins justes pour lui que ne sera la postérité. Celle-ci remarquera que les circonstances l’ont mis aux prises avec des difficultés dont le plus brillant génie ne saurait se tirer tout à fait à son avantage. Du fond de son palais, dans l’isolement de sa puissance, sans conseils utiles à attendre de ses proches, il doit exécuter une œuvre beaucoup moins aisée que celle de Pierre le Grand détruisant les Strélitz, d’Alexandre Ier repoussant Napoléon avec l’aide du thermomètre, ou d’Alexandre II abolissant le servage.