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historiques et des abus invétérés. Les critiques implacables, dans tous les rangs de la nation et jusque sur les marches du trône, lui font grief d’un système vieilli, d’une bureaucratie âgée de deux siècles, d’une police maladroite, du retard apporté à des réformes mûres depuis cent ans. Bref ils le rendent responsable de la Russie traditionnelle qu’il n’a point faite et qu’il a reçue telle de ses pères, à la fois géante et enfantine. Le mécontentement fut un moment si menaçant et si général que l’Europe se demanda si les hommes de désordre qui, réduits à leurs propres forces ne peuvent rien de plus que l’« émeute, » n’allaient pas avoir l’appui tacite des hommes d’ordre, qui seuls, en tout temps et en tout pays, ont le privilège de faire la « révolution. » Le loyalisme et le bon sens l’emportèrent.

Mais le voyageur, à qui l’on a montré quelques jours auparavant, à Moscou, la maison des boyards Romanow conservée depuis 1600, berceau de la dynastie, nouvelle alors, de ce grand-duc que les chancelleries du XVIIe siècle appelaient « le Moscovite » et n’entrevoyaient, derrière le royaume de Pologne, qu’au milieu d’un brouillard de neige ; le voyageur qui a visité la veillé à Pétersbourg, au bord de la Neva, la petite maison de bois, — aujourd’hui moitié chapelle et moitié reliquaire, — d’où Pierre le Grand repétrissait ce qu’il venait d’intituler « son empire, » en ce temps où la chrétienté ne connaissait encore qu’un Empereur ; ce voyageur ne peut s’empêcher d’avoir le cœur serré lorsqu’il franchit ensuite la grille de ce palais de Tsarskoïe-Celo, dont le parc est tout à l’entour garni d’un cordon de sentinelles, et lorsqu’il voit à quelles précautions minutieuses en est réduit, pour sa sauvegarde, ce prisonnier impérial qui vient d’octroyer la liberté à ses sujets.

Admis auprès du souverain que tout Paris connaît pour l’avoir acclamé il y a douze ans, de ce tsar, non point taillé en force comme ses ascendans immédiats, mais à qui sa tournure élégante et plutôt frêle, sa taille petite et la fraîcheur de ses yeux bleus conservent un aspect d’extrême jeunesse, l’étranger est frappé de la contradiction qui existe entre la personne de ce monarque simple et souriant et les conjonctures tragiques au milieu desquelles la Providence le fait régner. Comment en sortira-t-il ? L’effort deux fois séculaire va-t-il se trouver inutile ? Va-t-elle s’effondrer dans un inexprimable chaos, l’œuvre des aïeux ? N’auront-ils arraché, lambeau par lambeau, au