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Du haut en bas de l’échelle sociale on n’entend que dénigrement et lamentation universelle. Les uns grondent de ce que le pouvoir ne veut rien faire, les autres gémissent de ce qu’il a déjà trop fait ; ceux-ci refusent de bouger d’un pas et s’irritent qu’on les pousse ; ceux-là voudraient brûler les étapes et tout renouveler en six mois. Les premiers prédisent la Révolution, si l’on marche ; les seconds annoncent la guerre civile, si l’on ne marche pas. D’ailleurs unanimes à signaler quantité de questions aiguës, brûlantes, qui toutes s’imposent et paraissent insolubles ; à quelque parti que l’on s’arrête, qu’il s’agisse de la propriété, de la police, des juifs, de la procédure, des autonomies locales, etc., on court au-devant de dangers certains.

L’étranger ballotté entre les opinions passionnées et contradictoires de ceux qui, malgré tout, sont des Russes de gouvernement, aperçoit aux deux points extrêmes de l’horizon politique les inconciliables : le pouvoir impérial et la révolution. Par les fentes, par les brèches, dans cette Russie savamment calfeutrée qui faisait l’admiration des réactionnaires il y a soixante ans, s’étaient infiltrés, portés par les vents de l’Occident, des levains de liberté, des idées, des programmes qui, fermentes en vase clos, déformés par l’ombre, le silence et la peur, ont produit ce fanatisme morbide, hideux autant qu’absurde : le nihilisme actuel, qui charge ses bulles de savon au picrate de potasse et pense instaurer la félicité par l’assassinat. Ces nihilistes vont et viennent par la ville, partout répandus, mais gardant secrètes leurs pensées qui se formulent en bombes ; et bien empêchés seraient-ils de formuler en corps de doctrines l’anarchie livresque de cerveaux en décomposition. C’est le pôle négatif du monde politique russe.

A l’autre pôle au contraire est un homme que la raison d’Etat oblige à cacher sa personne, mais dont la pensée intime s’est un jour révélée à l’Europe sous la forme d’un noble rêve d’arbitrage et de paix. Quelque impuissante qu’elle demeure, quelque ironique réponse qu’elle ait reçue des faits, cette tentative de l’autocrate le plus puissant qu’il y eut alors sur la terre n’était pas banale. Elle marquait de la hauteur d’âme chez le prince qui bravait ainsi les accusations faciles d’utopie.

Or voici que cette majesté despotique, hier presque idole, dont ses peuples ne parlaient qu’avec un religieux respect, est aujourd’hui passée victime expiatoire des erreurs, des fautes