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LA
FORTUNE DE LA RUSSIE

Dirai-je que le premier contact avec la Russie politique produit une impression défavorable au voyageur nouveau venu ? C’est pourtant la vérité. Et l’impression est surtout attristante si ce voyageur est Français, par conséquent très sympathique au vaste empire que l’Almanach de Gotha définit, non sans malice : « monarchie constitutionnelle avec un tsar autocrate ! »

L’étranger dont il s’agit connaît la Russie « comme tout le monde, » par les gazettes et les propos ayant cours ; c’est-à-dire, qu’il ignore tout de cette contrée immense, mitoyenne à l’Ouest de notre civilisation européenne et qui baigne, à l’Est, dans la pure barbarie de l’Asie primitive. Il lui faudra beaucoup de temps pour pénétrer ce pays de contrastes ; en attendant, les Russes de toutes conditions qu’il interroge à Saint-Pétersbourg se chargent de le lui présenter sous les couleurs les plus pessimistes.


I

Je croyais jusqu’ici que les Français l’emportaient sur les autres peuples de la terre dans l’art de se critiquer eux-mêmes vis-à-vis de l’étranger ; mais j’ai constaté que les Russes nous dépassent un peu sur ce terrain. La cause en est sans doute que cette honnête volupté qu’un citoyen éprouve à se plaindre et à censurer l’Etat est pour eux si nouvelle qu’ils en abusent. Il y a si peu de temps qu’il leur est permis d’ouvrir la bouche sans trop de risque sur ce sujet, hier interdit, que toutes les classes de la société s’en donnent à cœur joie.