Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/75

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

barbarisme, l’intransigeance du devoir, peuvent produire, et de quel secours ils peuvent être à l’humanité, nous le savons, et, à vrai dire, nous nous abritons encore dans l’édifice social qu’ils nous ont élevé. Mais quand cette « largeur d’esprit » qui, comprenant tout, excuse tout, aura triomphé de l’antique étroitesse, quand les traditions héréditaires auront disparu sans retour, et que nous en aurons dissipé le capital, quand enfin nous aurons débarrassé l’homme de tous les préjugés sociaux, il est permis de se demander ce qu’il adviendra de la morale à son tour, et quelles seront les lois qui gouverneront la conduite, ou seulement s’il y aura des lois…


Cette page, que Brunetière a depuis, plusieurs fois récrite, n’est pas d’un pur critique : elle est d’un moraliste, je veux dire d’un homme « qui comprend toute la gravité d’un problème moral, qui en voit toutes les liaisons avec toute l’étendue de la conduite humaine, qui sent la difficulté d’en accorder la solution avec ces principes obscurs et cependant certains sans lesquels il n’y a plus de morale, à ce qu’il semble, ni même de société des hommes. »

Et elle est d’un moraliste social. Ce qui préoccupe Brunetière, manifestement, c’est sans doute la question de savoir ce que l’homme individuel, dans le secret de sa conscience, doit décréter pour le bon aménagement de sa vie intérieure ; mais c’est surtout la manière dont les hommes doivent vivre entre eux. L’homme qu’il a sans cesse devant les yeux, c’est « l’homme réel et vivant, l’homme social, engagé dans les relations de la vie quotidienne, l’homme enfin tel qu’on ne le peut abstraire de la société des autres hommes sans faire évanouir le sujet lui-même de l’observation. » Il y a une belle parole d’un autre moraliste social, de George Eliot, que Brunetière cite quelque part avec admiration, et qui pourrait lui servir de devise : « Nos vies sont tellement liées entre elles qu’il est absolument impossible que les fautes des uns ne retombent pas sur les autres ; même la justice fait ses victimes ; et nous ne pouvons concevoir aucun châtiment qui ne s’étende en ondulations de souffrances imméritées bien au-delà du but qu’il a touché. » Et conformément à cette pensée maîtresse, il demande qu’on ne touche à l’institution sociale « que d’une main prudente, presque timide, avec des précautions pieuses ; » et quand lui-même abordera publiquement des « questions de morale, » d’abord, ce seront des « questions de morale sociale, » comme par exemple cette étude sur la Recherche de la paternité qui, publiée ici même, semblait en