Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/705

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il se fortifie et s’étend. Par son propre mouvement ou par un mouvement contraire, il s’imite lui-même, il se multiplie, et gagnant de proche en proche, il arrive à soulever comme avec un levier de fer, non seulement la voix et l’âme de l’infortuné Ramon, mais l’orchestre même et toute la masse sonore.

Quant au second acte, la musique le remplit, du commencement à la fin, de sa libre effusion. Rien ne s’y attarde, mais rien non plus ne s’y presse ou ne s’y bouscule. C’est une chose tout à fait belle et d’une beauté qui dure, que la triste veillée où se répondent les regrets de Pilar et les remords de Ramon. Traînante et partagée entre les deux voix et l’orchestre, la mélodie a l’air de se blesser, de se brisera chaque note, à des syncopes, à des retards, à des dissonances chromatiques, enfin aux mille obstacles de son nocturne et funèbre chemin. Elle gémit et tout gémit avec elle : les rythmes, les intervalles et les sonorités, le cor anglais éperdu, la harpe aux sons perlés comme des larmes et le violoncelle en sanglots.

Très musical encore, tout ce qui suit : le scherzo lugubre qui sert d’annonce et d’escorte aux trois étranges passans. Toujours la voix dolente du spectre, une voix d’agonie, se mêle à leurs voix. Puis c’est une petite marche, trottinante et sinistre, tout cela faible, grêle, tremblant, et là-haut, par-dessus le concert plus que mélancolique, dominant les complaintes de ténèbres, de misère et de mort, je ne sais quelles notes obstinées, pour sauvegarder la tonalité bizarre, inquiétante, et pour entretenir la sensation du mystère, du malaise et de la peur.

Cette sensation, il semble que la habanera dansée à la fin de l’acte ne dure si longtemps, monotone à dessein et comme éternelle, qu’afin de la prolonger elle-même à l’infini. Je dis : monotone, mais j’ai tort. Il s’en faut que la habanera le soit ici. Lente, balancée avec je ne sais quelle morne élégance, elle se déroule, il est vrai, sur un rythme toujours le même. Mais elle est traversée à chaque instant par un tragique dialogue, tantôt entre le meurtrier et le mort, tantôt entre Pilar apaisante, amoureuse, et Ramon terrifié. Des modulations majeures et mineures, éclatantes et sombres, passent tour à tour, avec des répliques, de tendresse ou d’épouvante, sur le fond de la tonalité, du thème et des harmonies. Ainsi la danse ondule, capricieuse, et mêle en sa beauté chatoyante un peu de lumière avec beaucoup de nuit.

Enfin, au dernier acte même, la musique est fort loin de se laisser étrangler par le drame. J’en atteste la rêverie élégiaque de Pilar sur la