Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/702

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pris de tristesse, d’horreur, — sans parler de la violence, — qui ne saurait plaire aux amateurs d’un art seulement agréable, du théâtre où tout s’arrange et des histoires qui finissent bien.

Celle-ci commence très mal, et tout de suite. A Burgos, ou aux environs, dans un vieux palais en masure changé, vivent des paysans : le père, aveugle, et ses deux fils, Ramon et Pedro. Pedro, le plus jeune, aime Pilar, qui l’aime. Ils se marient ce soir. Mais, pour la fiancée de son frère, Ramon est possédé lui aussi d’un secret et furieux amour. Tandis que, pour fêter les épousailles, on chante, on danse au dehors, il reste à se dévorer le cœur, fixant un œil farouche sur le couteau dont il a résolu de se tuer. Bientôt survient Pilar, joyeuse, avec son novio. Leurs propos, leurs baisers, ont vite achevé d’exaspérer Ramon et changé son dessein. Demeuré seul avec Pedro, il s’emporte, s’affole, et c’est entre les épaules de son frère qu’il plante le couteau. Déjà, toujours au dehors, s’entendent les premières mesures d’une habanera. Elles accompagnent l’agonie et la malédiction du mourant. « Si dans un an, » râle-t-il, « tu n’as pas avoué ton crime, alors, aux sons de cette même habanera, tu me verras revenir et je prendrai Pilar avec moi dans ma tombe. » Il expire, et Ramon se cache. Soudain rentre la jeune fille, étonnée que Pedro ne l’ait point suivie. A ses cris, on accourt, on appelle Ramon et, devant le cadavre, l’aveugle arrache au meurtrier, que nul ne soupçonne, le serment de Venger le mort. Voilà le premier acte. C’est le plus gai.

Le second est le plus original, et saisissant. Un an moins un jour a passé depuis le crime. Le soir, dans le patio que bleuit la lune d’automne, on se souvient, on pleure. Auprès d’un brasero, l’aveugle est assis entre Pilar et Ramon, fiancés à présent, et qui, demain, porteront les fleurs d’anniversaire à la tombe de Pedro. Un peu plus loin, des voisins, des amis, forment des groupes sombres et parlent tout bas du mort. Le moindre bruit, un souffle, trouble Ramon et l’épouvante. Voici que des plaintes, puis des coups à la porte redoublent sa terreur. On ouvre, malgré lui. Ce sont trois vieux mendians, aveugles aussi et joueurs de guitare. On les accueille, on leur donne à manger et, quand ils ont vidé leurs écuelles, pour prix de l’aumône, peut-être aussi pour rompre le funèbre sortilège de la nuit, filles et garçons demandent à grands cris une danse. « Une jota ! Une aragonaise ! M — « Non, répond l’un des pauvres, une habanera. » A peine l’attaquent-ils, que le fantôme de Pedro parait. Doucement entraîné par Pilar, qui veut le calmer, le guérir, Ramon a beau se débattre, il danse, il danse éperdument sous le regard du spectre à lui seul visible, sous