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qu’il avait devant lui étaient loin d’avoir la médiocrité de talent que Boileau dénonçait justement chez la plupart de ses « victimes : » ni Flaubert, ni Daudet, ni Zola, ni Maupassant ne sont certes, des écrivains méprisables. Brunetière aimait trop le talent, quel qu’il fût, pour ne pas s’en rendre loyalement compte, et pour ne pas le reconnaître bien haut. En dépit de quelques duretés, « inévitables, on le sait, dans l’entraînement de la polémique, » il a rendu pleine justice à chacun d’eux ; et, s’il a plus appuyé sur leurs défauts que sur leurs qualités, c’est que « naturaliste lui-même, » il en voulait aux prétendus naturalistes de discréditer la doctrine ; mais il a très bien vu et très vivement senti leurs vraies qualités, et je ne crois pas qu’au moment de leur apparition, personne ait plus finement mis en lumière les mérites et l’originalité de l’Évangéliste d’Alphonse Daudet, ou encore des Nouvelles de cet étonnant Maupassant. Ce juge difficile et même austère n’avait point en combattant perdu la faculté de goûter et d’admirer.

Mais il ne s’en tenait pas là. La littérature contemporaine, si féconde et diverse qu’elle fût, ne suffisait pas à absorber sa prodigieuse activité. Toujours prêt à dire son mot dès qu’une œuvre intéressante en elle-même, ou par les questions qu’elle posait, paraissait à l’horizon, il n’était pas homme à se cantonner, du à s’ensevelir dans le présent. Peu d’hommes ont été aussi sérieusement convaincus, selon le mot d’Auguste Comte, qu’il aimait à citer, que « l’humanité se compose en tout temps de plus de morts que de vivans. » « O morts illustres ! — s’écriait-il un jour dans un très beau mouvement, — morts vénérés, morts aimés, qui vous reposez des agitations de la vie dans la paix de la gloire ou dans le calme profond du néant, nous ne vous oublierons pas ! » Il les oubliait si peu, qu’il saisissait le moindre prétexte pour revenir à eux ou pour en parler ; parfois même, il n’avait besoin d’aucun prétexte d’actualité pour leur consacrer de copieux et savans articles. Et ainsi, parallèlement à son œuvre proprement critique, la prolongeant, si l’on peut dire, dans le passé, il édifiait au jour le jour toute une œuvre d’histoire littéraire qui, pour l’originalité de la méthode, la justesse et la vivacité de l’intuition esthétique, la connaissance approfondie et personnelle des sujets et des textes, l’abondance des vues générales, égale souvent et quelquefois dépasse quelques-unes des études les plus vantées, sinon de Taine ou de