Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/624

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

disséminés un peu partout et non recueillis, voilà ce qui représente actuellement l’effort visible et tangible d’un homme qui n’a point été seulement écrivain, mais professeur, mais conférencier, mais directeur de Revue, et qui est mort à cinquante-sept ans. Critique, histoire, esthétique, sociologie, morale, pédagogie, philosophie, apologétique, théologie, il a touché à tout ; et s’il n’a pas tout renouvelé, il a rarement laissé les choses exactement dans l’état où il les avait prises. C’est à ce signe que l’on reconnaît les vrais maîtres. Brunetière est probablement l’une des deux ou trois grandes influences qui se sont exercées sur la pensée française contemporaine.

Et en même temps, cette pensée, il l’a exprimée avec une force et une plénitude singulières. Littérairement, au lendemain de nos désastres, défians de nous-mêmes, incertains de nos destinées, flottans au gré de tous les paradoxes et de toutes les retentissantes formules d’art, nous cherchions où nous prendre, et quelque point fixe où rattacher notre activité. Ce point fixe, Brunetière a puissamment contribué à nous le fournir : il a rudement, mais solidement rétabli dans ses droits un peu oubliés la tradition nationale ; il nous a rendu conscience de la mission essentiellement « sociale » du génie français ; il a ramené le naturalisme contemporain à une notion plus juste et plus saine de son rôle ; enfin, il a prévu, favorisé et hâté le mouvement qui, de proche en proche, allait dégager du pur naturalisme un art hautement idéaliste, et qui, au devoir d’imiter la nature, sût ajouter le droit de l’interpréter et de la juger. Philosophiquement, Brunetière n’a point sans doute inventé de nouveau système ; mais il a proposé d’ingénieuses interprétations, et il a poursuivi d’intéressantes applications des principales théories à l’ordre du jour, évolutionnisme, pessimisme et positivisme ; surtout, il nous a aidés à nous délivrer de la superstition de la science, conçue comme une « religion » nouvelle, comme le type unique du savoir, et comme l’unique forme de l’action ; enfin, par son œuvre tout entière, il a collaboré fort activement à ce mouvement général des esprits d’aujourd’hui qui les porte à une conception moins intellectualiste des choses, et leur fait dédaigner les abstraites données de la raison pure pour les humaines réalités de la raison pratique. Moralement, enfin et religieusement, il a bien posé les problèmes comme, après Scherer et après Taine, on inclinait à les poser progressivement autour de