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de la littérature française classique. Quel que soit l’écrivain, poète ou prosateur, qu’il analyse et apprécie, Brunetière l’interroge toujours sur la « philosophie » qui se dégage de son œuvre ; il excelle à extraire et à formuler l’âme de pensée que contiennent, parfois à l’insu de leurs auteurs, les livres en apparence les plus réfractaires à toute espèce de conception abstraite. Ainsi se précisent et se diversifient tout à la fois les idées générales qui sont entrées dans la composition du milieu intellectuel contemporain, et dont l’historien avait, tout à l’heure, reconnu l’origine et constaté la simple présence ; ainsi, chaque étude individuelle se trouve être une contribution nouvelle à l’histoire des idées, et celle-ci, bien loin d’être jamais perdue de vue par nous, s’enrichit à chaque page, pour ainsi dire, d’une précision, d’une nuance inédite, et on la sent progresser obscurément, même quand elle n’émerge pas au premier plan.

Nulle part peut-être l’intérêt et la puissance de la méthode n’apparaissent plus clairement que dans l’étude sur Rabelais. Brunetière a supérieurement montré que le Gargantua et le Pantagruel ont un sens, qui est d’être une apologie sans réserve de la nature. « Poète ou philosophe de la nature, comme on voudra l’appeler, Rabelais est profond de la profondeur même de cette idée de nature. » Et en effet, à la lumière de cette idée, il semble que les apparentes contradictions du livre se ramènent à l’unité, que la nature des intentions de l’écrivain se précise, et que les qualités mêmes de sa langue et de son style, bref, que le fond même de son génie se révèle à nous dans toute sa plénitude. « Si l’on comprend bien toute l’importance de cette idée dans l’œuvre de Rabelais, si l’on voit bien comment elle en pénètre toutes les parties, nous ne dirons pas que toutes les obscurités de son livre en soient éclairées ou dissipées du même coup, mais elles en deviennent cependant moins obscures ; et son objet même n’a plus rien d’une énigme. » Et en même temps, et indépendamment de sa valeur propre, le livre prend une signification générale toute nouvelle : Rabelais nous apparaît comme une sorte d’incarnation du génie de la Renaissance, et son œuvre comme la personnification et le symbole de cette restauration du paganisme antique qui a été, à n’en pas douter, le secret idéal de tant d’hommes du XVIe siècle.

Et enfin, Brunetière ne se contente pas d’interroger les écrivains qu’il étudie sur leur philosophie générale ; il les interroge