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célèbre, c’est l’heureuse et triomphante audace qu’avait eue l’auteur « d’atteler à trois ou à quatre, » et l’art souverain avec lequel il avait su faire marcher de front le récit des faits, le développement des caractères, l’exposition des idées et la discussion des doctrines. Le secret de cette composition organique et vivante, Brunetière a essayé de le ravir à son illustre devancier, et il semble bien qu’il y ait réussi. Les trois principaux élémens dont se compose l’évolution littéraire, à savoir l’évolution ou l’histoire des idées, l’histoire des genres et l’histoire des œuvres, sont ici mêlés si étroitement et combinés en de si justes proportions que chacune de ces histoires respectives a l’air d’être traitée pour elle-même, et que la vive lumière dont elle est éclairée, loin de nuire à celle qui tombe sur ses voisines, lui prête un peu de sa clarté propre ; la contrariété des divers mouvemens, comme dans la vie même, en se compensant et en s’équilibrant les uns les autres, finit par se résoudre dans l’unité d’une même « suite » d’histoire ; l’artifice nécessaire que présente toute exposition de faits ou d’idées se trouve ainsi réduit au minimum ; et le « discours, » — car c’est un véritable Discours continu que toute cette vaste Histoire, — paraît reproduire dans sa complexité ondoyante et diverse tout le pêle-mêle apparent de la vivante réalité. Comme un habile conducteur de quadrige qui, les rênes en mains, tantôt lance en avant l’un de ses chevaux, tantôt le retient en arrière, modérant et excitant tour à tour leur commune allure, et, les ramenant toujours au terme lointain de la course, les y pousse d’un même élan : de même ici, l’historien littéraire déroule devant nous tantôt telle série de faits et tantôt telle autre, et, sans jamais perdre de vue aucune d’elles, les maintient toutes ensemble sous notre regard, et, à force d’art et d’ingéniosité, réussit à leur imprimer ce mouvement ininterrompu, simple et complexe, tout ensemble, qui rapproche l’œuvre littéraire de la vie qu’elle prétend imiter. Rien de plus malaisé que de « composer » de la sorte, et rien, quand on y réussit, qui marque mieux la maîtrise de l’écrivain. Quand l’Histoire de la littérature française classique n’aurait pas la valeur de fond qui, comme le Manuel, et quelques objections de détail qu’on lui puisse adresser, la rend si précieuse aux hommes du métier, elle aurait encore, même inachevée, une valeur d’art telle qu’il n’est que juste de mettre cette valeur brièvement en lumière.