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et soixante-quinze francs dans son gousset pour tenter la fortune[1], il n’est pas douteux qu’il obéissait déjà à une arrière-pensée de cette nature.

Il a exposé plus tard, à la fin d’un article Sur la Littérature, son constant idéal et son programme d’alors dans une page décisive, et qu’il faut citer tout entière :


Si j’ai cru longtemps : — qu’en se faisant une loi de ne jamais toucher aux personnes, de les distinguer ou de les séparer de leur œuvre, et de ne discuter que les idées ou le talent ; — qu’en parlant de ses contemporains comme on aurait pu faire des Latins ou des Grecs, avec la même liberté, mais avec le même détachement de soi ; — qu’en essayant de se placer au point de vue de l’histoire, et de se dégager de son propre goût, sinon pour entrer dans les raisons du goût des autres, mais pour maintenir les droits de la tradition, qui sont ceux de l’esprit français lui-même, et, en un certain sens, de la patrie ; — qu’en ne négligeant aucun moyen d’accroître l’étendue de ses informations, d’en réparer laborieusement l’insuffisance ou la pauvreté ; — qu’en évoluant pour ainsi dire avec les auteurs eux-mêmes, et en s’efforçant de triompher du mauvais amour-propre qui nous fait mettre quelquefois l’accord de nos doctrines au-dessus de la sincérité de notre impression ; — qu’en se défendant de juger en son nom, et en réduisant au plus petit nombre possible les principes du jugement esthétique ou moral ; — si j’ai cru que l’on réconcilierait les auteurs et la critique, je suis désabusé… Mais, bien loin de décourager la critique, n’est-ce pas ce qui doit, au contraire, l’assurer de son utilité ? Car ne provoquerait-elle pas moins d’impatience autour d’elle, si elle n’était pas une forme de l’action ? Et si, d’autant qu’elle est plus impartiale, ou plus impersonnelle, qu’elle s’efforce au moins de l’être, et qu’elle s’en pique, il semble justement qu’on la trouve plus importune, est-il au monde une preuve plus claire que les idées sont des forces ? et que la « littérature » est quelque chose de plus qu’un divertissement de mandarins, buvant du vin exquis dans « des tasses mille fois remplies, » et traçant avec leur pinceau des « caractères légers comme des nuages de fumée ? »


Cette page qui éclaire et domine toute son œuvre, le jeune homme qui, en 1875, commençait sa campagne contre le roman naturaliste, aurait pu déjà la signer et l’écrire. Il l’avait déjà dans l’esprit. Dès son premier article, il se pose pour ce qu’il sera presque exclusivement aux yeux de tous, quinze années durant, le critique de la tradition par excellence.

Au service de ses idées et de son œuvre il apportait des qualités de tout premier ordre, et qui eussent fait la fortune

  1. Comte d’Haussonville, Réponse au discours de réception de M. Brunetière (A l’Académie française et autour de l’Académie, Paris, Hachette, 1907, p. 10).