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J’ai conservé un souvenir agréable de quelques personnes que je voyais souvent à cette époque ; je citerai particulièrement M. Ancillon[1], prédicateur distingué, auteur estimable, homme droit et éclairé, attaché depuis à l’éducation du Prince Royal, et qui jouit encore de l’amitié de son élève et du respect de ses concitoyens. Je pourrais nommer quelques femmes aimables, unissant tous les talons et toute l’instruction d’une position première à toutes les vertus domestiques d’une situation médiocre. L’Allemagne offre mille exemples de ce genre, si rares dans les autres pays. Berlin particulièrement pouvait se vanter de posséder des femmes aussi distinguées dans le monde qu’excellentes dans l’intérieur de leurs ménages, car ménage est le mot[2].

  1. Jean Pierre-Frédéric Ancillon (1767-1837) était issu d’une ancienne famille de Metz, émigrée en Prusse après la révocation de l’Édit de Nantes. Il avait fait un assez long séjour à Paris pour y achever ses études. A Berlin, il exerçait les fonctions de pasteur ; prédicateur très éloquent, il était lié d’amitié avec les plus illustres de ses contemporains. Plus tard, et quoique immigré, il devint président du Conseil des ministres de Prusse (1831). Son Tableau des révolutions du système politique de l’Europe depuis la fin du XVe siècle (Berlin, 1803-1805), ouvrage aujourd’hui bien oublié, eut alors un grand succès et le plaça au premier rang des historiens de son temps.
  2. Sur la société de Berlin à cette époque, on peut consulter les Souvenirs de Henriette Herz et de Rahel Varnhagen, déjà cités ; les Tagebücher de Varnhagen (14 vol., 1866-1870), Leipzig ; Geiger, Berlin 1688-1840 ; Geschichte des geistigen Lebens der preussischen Hauptstad. Berlin, 1895, t. II, p. 186-206 ; Gesellschaften und Clubs ; K. Hillebrand, La société de Berlin, de 1789 à 1815, dans la Revue du 15 mars 1870. Voici ce qu’il dit en particulier de la maison de la duchesse de Courlande, d’après les Mémoires de Henriette Herz : « La duchesse de Courlande… était une des premières grandes dames chrétiennes de Berlin, qui réagit contre la séparation des classes, déjà un peu effacée parmi les hommes et qui osa disputer aux riches Juives (Mmes de Grotthuis et d’Eybenberg, filles du banquier Cohen, et surtout Henriette Herz, la Récamier allemande, et Rahel Levin, mariée à Varnhagen), le droit d’accueillir et de patronner le talent. Son exemple fut bientôt suivi et l’aristocratie prussienne mit autant d’amour-propre à se distinguer par l’esprit et par la culture de l’esprit que naguère elle en avait mis à étudier la science héraldique. Le salon de Mme de Courlande réunissait toutes les classes de la société et les distinctions religieuses y étaient entièrement inconnues. Juifs et chrétiens, savans et grands seigneurs, grandes dames et comédiennes, tout cela s’y rencontrait, s’y confondait, car la duchesse s’attachait à placer ses hôtes à une douzaine de petites tables séparées où il fallait bien que les grandes dames fissent bonne mine aux convives roturières avec lesquelles l’habile maîtresse de maison savait les mêler. Cet exemple fut contagieux et eut d’excellens résultats pour le rapprochement des classes. C’est dans cette maison que se rencontrèrent Rahel et le prince Louis-Ferdinand, Mme de Staël et Auguste-Guillaume de Schlegel, qui avait remplacé son frère à Berlin, la princesse de Radziwill, sœur du prince Louis-Ferdinand, et Jean de Müller, le célèbre historien, Mme de Genlis et le comte de Tilly, ami de Mirabeau, Genelli, le peintre, et Gualtieri, l’humoriste, Frédéric de Gentz, la plus puissante plume de publiciste que l’Allemagne ait jamais eue, et Guillaume de Humboldt, le diplomate philosophe ; en un mot, tout ce que Berlin comptait de distingué par l’esprit. » — « Il fallait, ajoute Henriette Herz, l’indépendance, l’énergie, l’esprit et le tact de la duchesse pour ne pas échouer dans une pareille entreprise… C’est dans la maison de la duchesse de Courlande que Mme de Staël fit choix d’un petit nombre d’amis qui devinrent ensuite ses familiers à elle : Erinnerungen, cap. XV : Die Herzogin Dorothea von Kurland und ihr Haus (p. 186-195).