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passais mes récréations à parcourir toute sorte de fatras et de bonnes choses. Mlle Hoffmann arrivait et me grondait : du haut de l’échelle, je la laissais dire et, lorsque je la voyais faire mine de m’atteindre, je m’élançais sur le corps de bibliothèque que j’escaladais très lestement au risque de me casser le cou. Je vois d’ici les bustes d’Homère et de Socrate entre lesquels je prenais place et d’où je négociais pour descendre, ce qui n’avait lieu qu’après avoir obtenu la permission de continuer la lecture qui m’intéressait. Je n’aimais pas la promenade, et il n’y avait d’autre moyen de me faire sortir qu’en me promettant de me laisser grimper aux arbres et polissonner tout à mon aise, ce que je faisais à un tel excès que je revenais habituellement tout écorchée. Je n’avais pas d’enfant de mon âge autour de moi, leur société m’ennuyait parce que mon plus grand plaisir était, ce qu’il est encore, de causer. Je croyais comprendre ce que disaient les personnes plus âgées que moi, et je ne cherchais qu’elles. Les deux compagnes dont je m’arrangeais, avaient chacune sept ou huit ans de plus que moi. Elles partageaient mes leçons et nous sommes restées amies quoique, dans mes jeux turbulens, je ne les ménageasse guère et que dans les études qui étaient de mon goût je les surpassasse toujours.

Je voyais peu ma mère ; elle voyageait une grande partie de l’été et, l’hiver, elle allait beaucoup dans le monde. Quoique je demeurasse sous le même toit qu’elle, je savais beaucoup trop que la maison m’appartenait, que j’étais servie par mes gens, que mon propre argent payait mes dépenses, et qu’enfin mon établissement était complètement séparé du sien. J’allais le matin lui baiser la main ; de temps en temps, elle venait dîner chez moi : c’est à quoi se bornaient nos rapports.

Ma mère aimait l’abbé, mais elle craignait ma gouvernante ; la présence de celle-ci qui ne voulait jamais me perdre de vue pour conserver tout son empire lui était trop importune pour que le plaisir de me voir pût l’emporter sur la gêne qu’elle rencontrait. Cet empire de ma gouvernante était réel et je le trouvais doux, parce qu’il était fondé sur sa tendresse pour moi et sur l’indépendance qu’elle me laissait dans les petites choses qui m’intéressaient alors et qui flattaient trop mon goût pour que le souvenir, que Mlle Hoffmann supposait que j’en conserverais, n’assurât pas à sa facilité et à son indulgence un crédit puissant sur moi.