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l’insupportable ennui que je montrais dès le premier quart d’heure de ma leçon de piano.

J’aurais aimé le dessin, il m’aurait amusé et j’eusse, je crois, fait des progrès, sans une vue très basse que je fatiguais beaucoup d’ailleurs. J’abandonnai mes crayons, pour ne plus les reprendre, durant une espèce de cécité qui me voua, pendant plusieurs mois, à la plus complète oisiveté. J’avais de grands succès dans les ouvrages de l’aiguille ; on me faisait coudre et broder pendant les lectures d’histoire qui remplissaient nos soirées et dont je chargeais Mlle Hoffmann ou l’abbé. Je suis restée bonne ouvrière et cela me plaît.

J’appris bientôt à écrire les trois langues que je parlais. Je calculais supérieurement à dix ans, ce qui donna l’idée de m’apprendre l’algèbre et les mathématiques. J’ai employé beaucoup de temps à ces études que je préférais à tout. A treize ans, je passais, avec un bonheur et un amour-propre singuliers, de fréquentes soirées à l’observatoire de Berlin, avec le fameux astronome Bode[1], qui m’avait prise en amitié. Mais maintenant que le monde, ses joies et ses douleurs, ont depuis longtemps effacé toute ma petite science, je regrette que l’on m’ait laissé donner un temps précieux, aujourd’hui perdu sans retour, à des études si inutiles dans la vie, quand on ne les continue pas, et si fatigantes pour les autres, dans une femme, quand on les pousse trop loin. Mais, d’une part, je me sentais entraînée à cette étude par une remarquable facilité, et de l’autre, on trouvait, avec assez de raison peut-être, qu’il y avait quelque avantage à tempérer une nature à la fois ardente et mobile par des études sèches et abstraites. En dernier résultat on n’a rien calmé, mais on a donné à mon esprit un besoin de tout creuser et à mes raisonnemens assez de méthode pour les faire contraster, d’une manière singulière et souvent pénible, avec le mouvement de mon imagination et l’impétuosité de mon caractère.

Je lisais beaucoup et beaucoup trop. L’abbé Piattoli avait une bibliothèque pleine de bons et de mauvais livres, comme est ordinairement celle d’un homme. Excepté trois ou quatre ouvrages, signalés et interdits, l’abbé me livra les autres. Grimpée et blottie sur la marche la plus élevée de l’échelle, je

  1. Né à Hambourg en 1747, il fut appelé à Berlin par Frédéric II et nommé membre de l’Académie des sciences. Il mourut en 1826. La loi de Bode donne les distances des planètes au soleil.