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non seulement elle annonça la chute du général Munich[1], mais plus tard la mort de l’impératrice Elisabeth et le rappel de ma famille, qui eut lieu à l’avènement de Pierre III[2]. L’épée que rendit ce prince à mon grand-père, le jour qu’il le revit, se trouva, par un hasard singulier, être celle avec laquelle, dix-huit années auparavant, il avait cherché à se défendre contre les agens du général Munich, dans la nuit où il fut subitement attaqué, garrotté et jeté dans le kitbitka[3]qui l’entraîna dans les déserts de Sibérie.

Réintégré dans le duché de Courlande[4]et ayant retrouvé une grande partie de ses immenses richesses, il songea à les

  1. « Le maréchal de Munich n’avait arrêté le duc de Courlande que pour s’élever sur les ruines de Biren au faite de la fortune. Toujours guidé par les mêmes vues qu’il avait eues lorsqu’il engagea le duc à se faire nommer Régent, il voulait s’emparer de toute l’autorité et ne donner à la Grande-Duchesse que le titre de Régente. Il s’imaginait que personne n’oserait rien entreprendre contre lui : il se trompa. » (Mémoires historiques, politiques et militaires sur la Russie, par le général Manstein ; nouvelle édition, Lyon, 1772, t. II, p. 111.) Le 25 novembre 1741, juste un an après la chute de Biren, Munich fut arrêté par ordre d’Elisabeth et condamné à l’écartèlement. Gracié sur l’échafaud, il fut exilé en Sibérie, à Pélim, et emprisonné dans la maison même qu’il avait fait construire pour le duc de Courlande. L’oukase qui exilait Munich rappelait Biren. On raconte que les deux adversaires se croisèrent en route aux environs de Kasan et se saluèrent sans échanger une parole. (Waliszewski, Elisabeth Ire, p. 16.)
  2. L’avènement d’Elisabeth avait rendu quelque espoir au duc de Courlande. Au commencement de 1742, il reçut, en effet, un courrier du Sénat lui annonçant qu’il recouvrait la liberté et le domaine de Wartemberg. Il quitta aussitôt Pélim et se disposait à gagner la Courlande, quand il fut arrêté en route par un nouveau message qui lui enjoignait de demeurer à Jaroslavl. L’ex-régent s’y établit dans une habitation plus spacieuse avec un beau jardin sur les bords de la Volga. On lui envoya de Pétersbourg sa bibliothèque, ses meubles, sa vaisselle, des chevaux même et des fusils, avec la permission de chasser à vingt verstes à la ronde. Ses frères et Bismarck eurent la permission de le rejoindre. Gustave Biren mourut peu après ; Charles et Bismarck paraissent avoir repris du service dans l’armée. En 1762, Biren fut appelé à la Cour par Pierre III, qui avait dû épouser sa fille Hedwige, quand il était encore duc de Holstein. Il rendit à l’ancien favori une partie de ses biens, mais lui fit savoir qu’il destinait la Courlande à son oncle Georges-Louis de Holstein. (Waliszewski, l’Héritage de Pierre le Grand, p. 309.)
  3. Petite voiture à quatre roues sans ressorts et en partie recouverte d’une bâche ; elle est en usage chez le paysan russe.
  4. En janvier 1763. Le duché de Courlande était resté sans maître jusqu’en 1758. A cette date, le prince Charles de Saxe, fils d’Auguste III, fut élu sur la demande d’Elisabeth. Pierre III, en 1762, se proposait de donner le duché à un membre de sa famille, quand arriva le coup d’État qui fit passer le pouvoir aux mains de sa femme. Catherine II ne voulait ni du prince de Saxe, ni du prince de Holstein. Elle résolut de rétablir Biren, qui abdiqua en 1769 en faveur de son fils et mourut en 1772. Il est enterré à Mittau, où on peut le voir dans les caveaux du palais, embaumé, vêtu de ses plus beaux habits, chamarré de ses croix, étendu dans son cercueil ouvert, le visage grimaçant sous une perruque blanche. (Ernest Daudet, Histoire de l’émigration. Les Bourbons et la Russie pendant la Révolution française, in-8o. p. 129.)