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généralement, de ses affections les plus vives. Par égard pour les apparences, elle eut l’air de faire participer ma grand’mère aux bontés dont elle comblait celui que, de simple écuyer, elle avait successivement élevé aux plus hautes dignités. Ma pauvre grand’mère, fort simple, fut aisée à tromper ; elle aimait à parler de cette faveur, qu’elle attribuait à ses propres agrémens. Sans cesse et jusqu’aux derniers jours de sa vie, elle racontait les marques d’amitié et de familiarité qu’elle recevait de l’Impératrice. Elle revenait, par exemple, avec une reconnaissance un peu singulière, sur le plaisir qu’avait cette princesse à venir manger de la pâtisserie que la duchesse de Courlande préparait elle-même. Passionnée pour son mari, cette bonne et simple personne le suivit courageusement avec ses enfans en Sibérie[1], où la première jeunesse de mon père se passa dans des privations de tout genre. Ayant résisté aux terribles épreuves du plus rude climat, il acquit une force qui permit à sa vieillesse de conserver les goûts et de pratiquer les exercices qui sembleraient n’appartenir qu’à l’entrée de la vie. Je me souviens de lui avoir entendu dire que la plus vive douleur qu’il eût éprouvée durant son exil, fut la perte du petit cahier sur lequel il avait écrit, en cachette, l’histoire de l’élévation et de la chute de sa famille, avec le récit détaillé de leur enlèvement de Pétersbourg. Ce cahier fut brûlé avec la mauvaise chaumière habitée par mes parens à Pélim[2], en Sibérie. Cet incendie me rappelle avoir souvent entendu raconter que ma grand’mère, douée de ce qu’en Écosse on appelle the second sight, avait prédit ce nouveau malheur. Ses prédictions étaient constamment le sujet des moqueries de mon grand-père, qui repoussait toute superstition ; cependant, elles lui faisaient successivement connaître, mais sans fruit, puisque ces mystérieuses inspirations ne le disposaient à aucune précaution, les événemens, tantôt heureux, tantôt sinistres, mais toujours imprévus et marquans, qui se pressaient autour de lui. C’est ainsi que, dans ses rêveries, ma grand’mère prédit le jour qui devait rendre la liberté à son mari, et,

  1. En exil, la duchesse de Courlande et ses filles dessinaient et faisaient des ouvrages de femmes délicats. Elles brodèrent des étoffes avec des dessins représentant des indigènes de la Sibérie et leurs industries rustiques. Une des pièces du palais de Mittau en est encore tendue.
  2. Dans le gouvernement de Tobolsk, à trois mille verstes de Saint-Pétersbourg. Ce n’est plus aujourd’hui qu’une bourgade peuplée d’une centaine d’habitans.