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morgue dédaigneuse, l’indépendance, l’indiscipline. Moreau était encore pour eux « le fameux capitaine, » le seul grand homme de guerre ayant du génie, le vainqueur aux savantes victoires ; héros sans rival dans la République, honneur et fierté de la Patrie… Dessoles, bien qu’aujourd’hui conseiller d’État, fréquentait, rue d’Anjou, l’hôtel de son illustre camarade, et les « observateurs, » mouchards du beau monde, y remarquaient souvent ce noblereau, neveu de chanoine, son sourire discret et sa chevelure ecclésiastique… Bourcier, l’inspecteur des remontes, n’était pas non plus en crédit, et déjà le malheureux Dupont, soldat poète et Périgourdin, partant vaniteux et vantard, sentait, s’acharnant sur lui, la malveillance tenace de Napoléon… Seul, toutefois, le jeune et avantageux Marmont passait pour être agréable aux Tuileries. Naguère aide de camp de Bonaparte, nommé à vingt-six ans conseiller d’État, général de division, puis inspecteur de l’artillerie ; marié, grâce au Consul, à la fille du banquier Perregaux, l’un des plus riches d’entre les « nouveaux riches, » il devait tout à la faveur du maître. On le ménageait. Tant de sournoises pensées, de jalousies souffrantes se cachaient sous les frisures de ses cheveux bichonnés, dans ce front que labouraient, à la naissance du nez, deux rides inquiétantes ! Très ambitieux, vaniteux plus encore, Marmont était une âme agitée, un cœur toujours en tourmente. Le châtelain de Polangis eût certes mieux fait de ne pas inviter cette créature de Bonaparte à un repas qui rassemblait tant de mécontens. Il l’avait engagé néanmoins, car le favori du Consul était une puissance redoutable. Et d’ailleurs, Oudinot ne savait lui-même où diriger ses préférences. Vers le « Corse » ou vers le « Breton ? » Quand il allait, en bon voisin, tirer le faisan à Grosbois, ses lèvres pincées faisaient risette au vainqueur de Hohenlinden ; mais à la Malmaison, prodiguant les courbettes, il courtisait aussi le triomphateur de Marengo. Irrésolu, il se croyait malin.

On passa dans la salle à manger. Le maître de la maison mit à sa droite Bourcier, l’aîné de tous ces généraux ; Delmas, ami intime, prit place à gauche de l’amphitryon ; Fournier, simple chef de brigade, alla s’asseoir plus bas, à côté de Delmas. Et c’était un curieux assemblage de têtes militaires, portant moustaches ou nageoires, crinières flottantes ou cheveux courts ; visages roussis par le soleil, la bise, le gel de maintes